Le clergé au 18e siècle

Henri Sée
Extraits de La France Économique et Sociale au XVIIIe siècle, 1925

L’ordre du clergé. — Le clergé, bien qu’il comprît les conditions les plus diverses, constituait cependant un ordre bien défini, et même le seul ordre qui existât réellement en France sous l’ancien régime. La discipline particulière à laquelle tous ses membres sont soumis, le célibat auquel ils sont astreints le distinguent du reste des sujets. Le clergé a ses tribunaux particuliers, les officialités, qui, d’ailleurs, au XVIIIsiècle, n’ont plus guère à juger que les causes purement spirituelles, résultant des sacrements, les infractions des ecclésiastiques à la discipline, et aussi certains procès entre membres du clergé.

Seul, l’ordre du clergé est représenté auprès du roi par une assemblée, « l’assemblée du clergé ». Celle-ci a été instituée, au XVIsiècle, dans un but fiscal, afin de lui faire voter la contribution que l’Église de France devait donner au roi. Elle se tenait tous les dix ans, pour renouveler l’octroi relatif aux décimes ordinaires, et tous les cinq ans pour voter le « don gratuit ». Les députés à l’assemblée générale étaient élus par les assemblées provinciales, qui se tenaient au chef-lieu de chaque archevêché et qui se composaient des députés des diocèses suffragants. L’assemblée provinciale désignait deux députés du premier ordre (haut clergé) et deux députés du second (bas clergé) ; mais c’était le premier ordre qui avait toute l’autorité. L’assemblée générale, à partir de Louis XIV, accepta les demandes du roi sans faire réellement d’opposition, bien qu’en réalité elle eût le droit d’élever ou d’abaisser le chiffre du don ; elle répartissait ensuite entre les diocèses la somme qu’ils devaient acquitter. Des bureaux diocésains répartissaient la contribution entre les membres du clergé.

Les assemblées générales s’occupent aussi de la « défense de la foi », demandent l’appui du bras séculier contre les hérétiques, contre les protestants, condamnent les livres contraires à la religion, traitent aussi toutes les questions concernant la discipline et l’organisation de l’Église, le maintien de ses privilèges, l’instruction publique (surtout après l’expulsion des Jésuites). On comprend alors l’intérêt que présentent pour l’histoire générale les Procès-Verbaux des assemblées du clergé et les rapports de ses agents. L’assemblée désigne, en effet, deux agents généraux, qui ont pour fonctions de défendre les intérêts de l’ordre et de gérer son administration financière.

Le clergé exerce aussi, même au temporel, une grande autorité. Seul, il est chargé de tenir les registres des baptêmes, mariages et décès (l’état-civil est aux mains de l’Église). Il exerce la haute main sur l’instruction publique et la charité. Les assemblées paroissiales sont étroitement subordonnées aux curés. Ce sont ces derniers qui notifient les édits et publient en chaire un monitoire, chaque fois qu’un crime est commis. En un mot, toute la société laïque dépend encore très étroitement du pouvoir ecclésiastique.

Nombre des ecclésiastiques. — Cet ordre si puissant n’est pas très nombreux. L’Almanach royal indique 135 évêchés et archevêchés, 34 658 cures. Mais on peut évaluer le nombre des curés et des vicaires à 60 000 environ. Les prélats et chanoines de cathédrales sont 2 800, les chanoines de collégiales, 5 600, sans compter 3 000 ecclésiastiques sans bénéfices. Au total, 71 000 prêtres séculiers. Il est plus difficile de déterminer le nombre des réguliers, des moines de toutes catégories. Il ne dépassait pas, semble-t-il, 60 000 et, à la fin de l’ancien régime, il a été sensiblement réduit.

Les propriétés et la richesse du clergé. — C’est cette petite quantité des ecclésiastiques (environ 1,8 % de la population totale) qu’il faut envisager quand on parle de la richesse du clergé. On sait déjà que la propriété du clergé comprenait tout au plus 5 à 6 % du territoire ; les revenus de cette propriété ne dépassaient pas 80 ou 100 millions. Les dîmes représentaient une somme plus considérable, environ 123 millions. Mais, on le verra plus loin, la répartition de cette fortune était très inégale.

D’ailleurs, à considérer même les plus riches établissements ecclésiastiques, — évêchés, chapitres, abbayes —, il ne s’agit presque jamais de grands domaines d’un seul tenant. La propriété ecclésiastique est, en général, très morcelée, se composant surtout de fermes isolées. M. Rebillon, dans sa Situation économique du clergé dans les districts de Rennes, Fougères et Vitré, l’a montré de la façon la plus claire.

En somme, la propriété rurale d’un évêché et d’un chapitre, comme ceux de Rennes, semble fort peu de chose. Si l’évêque de Rennes a environ 60 000 livres de revenus, c’est qu’il touche le produit de nombreuses dîmes. Quant aux abbayes et aux couvents, leur propriété urbaine est plus importante que leur propriété rurale ; à Rennes, ces établissements possèdent une grande partie des immeubles et enserrent, pour ainsi dire, toute la ville. Il semble bien que, dans toute la France, on pourrait constater des faits analogues, même dans des régions comme les pays du Nord, où le pourcentage de la propriété ecclésiastique est plus fort qu’ailleurs.

Les charges du clergé. — Les charges, représentées par les décimes et le don gratuit, semblent bien faibles en proportion de ces recettes. Le décime ordinaire n’est guère que de 400 000 livres. Le don gratuit, plus lourd, ne cessa de s’élever à la fin de l’ancien régime : 16 millions en 1773, 30 millions en 1780, 36 millions en 1782 ; en moyenne, 5 400 000 livres par an. Mais le clergé, pour payer ces sommes, contractait des emprunts. La dette, en 1784, s’élevait à 134 millions. Toutefois, le roi payait une partie des intérêts : 500 000 livres jusqu’en 1780 ; puis, un million, et, à partir de 1782, 2 500 000 livres. D’autre part, le clergé était exempté de toute autre imposition, même de la capitation et des vingtièmes auxquels était soumise, partiellement au moins, la noblesse. Les contributions du clergé, déclare Necker, sont « inférieures de 700 000 à 800 000 livres à celles dont il serait tenu si, avec les mêmes privilèges que la noblesse, il était assujetti aux formes ordinaires de la répartition ». C’est surtout au XVIIIsiècle que l’État, pressé par le besoin d’argent, tenta de porter atteinte aux immunités pécuniaires du clergé. Machault essaya de le soumettre aux vingtièmes et s’attaqua d’abord au clergé étranger, c’est-à-dire au clergé des provinces réputées étrangères, qui, n’étant pas représenté aux assemblées, semblait devoir céder plus aisément aux exigences de la fiscalité royale.

Le haut clergé et la noblesse. — Au XVIIsiècle, dans les rangs du haut clergé, on trouve encore un certain nombre de roturiers, comme Huet, Fléchier, Bossuet. Au XVIIIe, au contraire, le haut personnel se compose presque exclusivement de nobles. Les abbés — presque tous sont à la nomination du roi — sont choisis presque exclusivement dans les rangs de la noblesse. D’ailleurs, 850 abbayes, sur 1 100, sont données, comme on dit, en commende, c’est-à-dire à un bénéficier qui n’exerce pas la fonction et prend pour lui la moitié ou les deux tiers du revenu de l’abbaye.

François de Salignac de la Mothe-Fenelon, archevêque de Cambrai (1651-1715)
Vivien Joseph, 1713

En un mot, la plupart des anciennes abbayes lucratives sont données à la faveur, et Taine, dans son Ancien régime, a pu dire assez justement : « J’ai compté quatre-vingt-trois abbayes d’hommes possédées par des aumôniers, chapelains, précepteurs ou lecteurs du roi, de la reine, des princes et princesses ; l’un d’eux, l’abbé de Vermont, a 80 000 livres de rente en bénéfices. »

Considérons les sièges diocésains : à la fin de l’ancien régime, ils sont tous occupés par des nobles. Tandis qu’à l’époque de Louis XIV, des roturiers, comme Bossuet, pouvaient faire de belles carrières ecclésiastiques, au XVIIIsiècle, un prêtre de grande valeur, l’abbé Beauvais, n’obtient qu’à grand’peine le misérable évêché de Senez, et, en 1789, comme le dit l’abbé Sicard, on ne trouve pas un seul évêque qui soit de condition roturière. Parcourons les listes des évêques et archevêques : on y voit éclater les noms des plus nobles et anciennes familles de France, les Montmorency, Rohan, La Rochefoucauld, Clermont-Tonnerre, Talleyrand-Périgord, si bien que les ecclésiastiques de petite ou même de moyenne noblesse (tel Boisgelin) ne parviennent pas sans peine aux sièges épiscopaux. Appartient-on à la haute noblesse, la carrière est toute tracée, rapide et triomphante : on devient archevêque ou évêque de trente à quarante ans, et même un Luynes et un Rohan ont été sacrés à vingt-six. Dans certaines familles, on voit s’accumuler les dignités ecclésiastiques : Louis de Rohan, évêque de Strasbourg, a succédé à son oncle ; à Rouen, à Beauvais, à Saintes, siègent trois La Rochefoucauld. Ce sont là des bénéfices lucratifs réservés aux cadets des grandes familles ; dès l’enfance, on les destine aux grandes dignités de l’Église, on les tonsure, sans se préoccuper de leur vocation ou de leurs aptitudes.

Mais, au XVIIIsiècle, et surtout dans la seconde moitié du siècle, on constate une décadence progressive, surtout au point de vue moral. Dans les anciens ordres contemplatifs ou mendiants, la discipline se relâche singulièrement et le discrédit où on les tient rend leur recrutement difficile. Les prélats eux- mêmes se montrent sévères pour les moines. C’est ainsi que l’archevêque de Tours, Conzié, écrivit, en 1778 : « La race cordière (des Cordeliers) est en cette province dans l’avilissement ; les évêques se plaignent de la conduite crapuleuse et désordonnée de ces religieux. »

L’assemblée du clergé elle-même, en 1765, demanda une réforme du clergé régulier. Le gouvernement, sans faire intervenir l’autorité pontificale dans une question de police intérieure, constitua, en 1766, une commission des réguliers, qui fonctionna jusqu’en 1789. Cette commission supprima plusieurs congrégations, réunit souvent en un seul établissement les moines dispersés dans plusieurs maisons, réduisit le nombre des religieux de 26 000 à 17 000. De 1770 à 1789, le nombre des Bénédictins tomba de 6 434 à 4 300, celui des Franciscains, de 9 820 à 6 064. Cependant, le relâchement des mœurs subsista. Et il faut dire aussi que bien des moines étaient gagnés aux idées nouvelles, lisaient les écrits des philosophes, s’imprégnaient de leur doctrine ; c’est surtout parmi eux que se recrutera le clergé constitutionnel, à l’époque de la Révolution.

La décadence est moins sensible dans les communautés nouvelles, surtout dans les communautés de femmes, comme les sœurs de la Charité, de la Sagesse, du Bon Pasteur, qui s’occupent d’œuvres d’enseignement et surtout de charité. Ce sont aussi celles dont la situation matérielle est la moins prospère ; elles possèdent peu de biens-fonds, seulement des rentes mobilières, et leurs principales ressources leur sont fournies par des aumônes ou par l’entretien de pensionnaires. Au contraire, les anciennes abbayes jouissent de revenus souvent considérables.

L’enseignement était à la charge du clergé, qui avait la haute main sur les écoles publiques et privées, nommait les maîtres. Mais les écoles populaires étaient encore peu nombreuses, si on en excepte, jusqu’à un certain point, l’Est de la France. L’instruction y était fort médiocre et, dans les campagnes, les illettrés constituaient la grande majorité de la population.

On ne s’étonnera donc pas que beaucoup de cahiers, en 1789, demandent que les biens ecclésiastiques soient consacrés à l’assistance et à l’enseignement, que les dîmes « soient rendues à leur destination primitive ».

Le bas clergé. — Le bas clergé était loin de former une classe uniforme. On y distinguait essentiellement les curés, les vicaires, les prêtres habitués.

Parmi les curés, il en est d’aisés, même de riches, surtout les curés des villes, qui trouvent des ressources assurées dans le casuel. Mais beaucoup ne jouissent que du revenu médiocre de quelques dîmes, que leur laissent les gros décimateurs. Dans les districts de Rennes, Fougères et Vitré, M. Rebillon a pu établir que 44 recteurs jouissaient d’un revenu inférieur à 1 000 livres, 56 recevaient de 1000 à 2000 livres par an, 30, de 2000 à 4 000 livres, 14 seulement, plus de 4 000 livres. Nombreux étaient les prêtres qui n’avaient pour vivre que leur portion congrue. Fixée pour les curés à 300 livres par la déclaration de 1686, à 500 livres pour les curés, et à 200 pour les vicaires, en 1768, cette portion congrue fut portée, pour les premiers à 750 livres, et à 300 livres pour les seconds, en 1786 ; mais le prix de la vie avait notablement haussé à la fin de l’ancien régime. Les congruistes vivaient misérablement.

Les vicaires, dont la plupart n’avaient aucun espoir d’obtenir une cure, formaient un véritable prolétariat ecclésiastique, sur lequel le plus souvent tombait toute la charge des fonctions paroissiales. Les prêtres « habitués », vivant de quelques fondations, du produit de quelques messes, étaient encore plus malheureux.

Le bas clergé, si mal rétribué, supporte une bonne partie des décimes ordinaires et extraordinaires que l’ordre doit acquitter. Il y a la plus grande inégalité dans la répartition, non seulement entre le haut et le bas clergé, mais dans les rangs mêmes du bas clergé, bien que les congruistes soient généralement ménagés.

La vie du bas clergé d’après un contemporain. — Un chanoine de l’abbaye de Beauport, située dans le diocèse de Saint-Brieuc, nous a laissé une description très vivante de la situation du bas clergé dans cette partie de la Bretagne :
« Bien différentes des cures de Normandie, la plupart amplement dotées, les nôtres étaient généralement pauvres ou médiocres... Il y avait cependant des curés décimateurs, mais en petit nombre, par comparaison aux congruistes, et presque toujours dans de petites paroisses où la valeur de la dîme n’était souvent que l’équivalent de la portion... 
« Dans Tréguier, il se trouvait peut-être une dizaine de cures depuis 100 louis jusqu’à 4 000 livres. Aussi étaient-elles réputées places de faveur et remplies communément par des nobles ; on les nommait paroisses d’abbés que la Révolution déposséda... 
« Saint-Brieuc comptait peu de paroisses où la dîme et le casuel donnassent mille écus au titulaire. On en nommait six ou sept, dont deux occupées par des nobles et deux par des réguliers. Quelques-unes rapportaient 100 louis, 2 000 livres, d’autres de 1 500 à 1 800 livres et celles-ci étaient réputées très bonnes. Les médiocres étaient de 1 200 à 1500 l., et le plus grand nombre, de 1000 à 1200 l. Il en était même beaucoup au-dessous de ce même produit. Là où le curé ne touchait que la congrue de 500 l., il fallait, pour doubler la somme, qu’outre les 180 l. auxquelles montaient ses messes à 12 sols, il tirât 320 l. de l’église, soit en tiers d’oblations, objet ordinairement peu considérable, soit en baptêmes de 6 ou 8 sols, en mariages à 40 sols, en droits, sépultures et assistance aux services fixés à 16 sols, ce qui dépendait de l’aisance et de la population des paroisses. 
« Tel était, avant la Révolution, le sort de nos curés et la perspective de leurs vicaires. Heureux dans un concours où, après dix ou douze ans de service et de bonne conduite, ils obtenaient une paroisse, il fallait commencer à s’établir et à se meubler, à quoi suffisait à peine le produit de leurs épargnes. S’ils n’en avaient pas, ils contractaient des dettes à payer sur le futur revenu. Des neveux, des nièces, des parents arrivaient au presbytère, car un recteur était de droit curé riche et l’appui naturel des siens. Aussi combien en voyait-on de mal à l’aise, même en d’assez bonnes paroisses, à moins qu’ils n’eussent beaucoup d’ordre et d’économie. »

Relations du bas clergé avec le haut clergé. — Le bas clergé ne participe en aucune façon à l’administration de l’ordre. Dans les assemblées diocésaines réunies pour la répartition du décime, les prêtres des paroisses ne figurent qu’à titre exceptionnel et jamais comme représentants de leurs confrères. Dans les assemblées d’États, en Bretagne et en Languedoc, il ne participent pas à l’élection des députés du clergé.

Les évêques ne montrent que bien rarement des égards aux curés de leur diocèse ; ils estiment qu’ils sont d’une autre race qu’eux ; ils ne les reçoivent jamais à leur table. Un évêque, qui cependant s’est montré fort aimable pour ses curés, déclare : « ils sont grossiers, malpropres, ignorants, et il faut bien aimer l’odeur empestée de l’ail pour se plaire dans la société des médiateurs du ciel et de la terre ».

Les ressentiments du bas clergé. — Les curés, à la fin de l’ancien régime, commencent à se révolter contre cette attitude de leurs évêques et à comparer leur sort misérable avec l’opulence de leurs supérieurs. Le curé de Marolles, en Normandie, en 1789, exprime bien les sentiments de beaucoup de ses confrères :
« Nous, malheureux curés à portions congrues, nous, chargés communément des plus fortes paroisses, nous, dont le sort fait crier jusqu’aux pierres et aux chevrons de nos misérables presbytères, nous subissons des prélats qui feraient encore faire par leurs gardes un procès au pauvre curé qui couperait dans leurs bois un bâton, son seul soutien dans ses longues courses par tous chemins... A leur passage, il est obligé de se jeter à tâtons le long d’un talus, pour se garantir des pieds et des éclaboussures de leurs chevaux, comme aussi des roues et peut-être du fouet d’un cocher insolent, puis, tout crotté, son chétif bâton d’une main et son chapeau, tel quel, de l’autre, de saluer humblement et rapidement, à travers la portière du char clos et doré, le hiérarque postiche ronflant sur la laine du troupeau que le pauvre curé va paissant et dont il ne lui laisse que la crotte et le suint. »
Les curés, à plusieurs reprises, osent s’assembler pour rédiger leurs réclamations, pour demander notamment une augmentation de leur portion congrue, comme le firent les curés de Provence et du Dauphiné, en 1779. C’est en vain que les évêques obtiennent du roi, en 1782, une déclaration interdisant aux curés de s’assembler. Le bas clergé se montre de plus en plus hostile au haut clergé, de plus en plus favorable aux revendications du tiers état. Témoin la brochure qui parut à la veille de la Révolution, et qui était intitulée : Les curés du Dauphiné à leurs confrères les recteurs de Bretagne. On y pouvait lire ce passage caractéristique :
« Les évêques sont les chefs de la hiérarchie ecclésiastique, mais, en matière civile et politique, ils ne sont que des citoyens comme nous... Qu’ils nous laissent le droit d’avoir des sentiments à nous... L’intérêt du peuple et celui des curés sont inséparables. Si le peuple sort de l’oppression, les curés sortiront de l’avilissement dans lequel le haut clergé les a plongés. »

Les curés et les élections aux États Généraux. — Ces sentiments devaient se faire jour au moment de la convocation des États Généraux. Il ne s’est conservé, il est vrai, qu’assez peu de cahiers du bas clergé ; les assemblées diocésaines, où dominait le haut clergé, n’avaient nul intérêt à les garder. Il en subsiste cependant. Tels, ces intéressants cahiers des curés du bailliage d’Auxerre, que M. Porée a publiés. Tels, les cahiers du bas clergé breton, car si, en Bretagne, le haut clergé devait, comme la noblesse, tenir son assemblée électorale à part (à Saint-Brieuc), le bas clergé forma des assemblées diocésaines, dans lesquelles il élut ses députés.

Voici, par exemple, les principales revendications du cahier du diocèse de Rennes :
« Que l’on ne reconnaisse plus dans le clergé d’autres distinctions que celles de la hiérarchie ; par là on verra disparaître une foule d’abus, qui frappent tous les yeux et révoltent tous les esprits. »
Qu’on remédie aux abus qui se sont glissés dans l’élection des évêques et la collation des bénéfices. Mais c’est surtout la question des dîmes qui tient au cœur des curés du diocèse de Rennes :
« Que les dîmes, enlevées aux pasteurs et aux pauvres, leur soient enfin restituées, comme aux seuls qui puissent les posséder légitimement. » 
Qu’on dédommage les « communautés régulières » par l’« union des bénéfices simples ». Surtout que l’on pourvoie au sort des recteurs congruistes. En un mot, qu’on procède à une « plus égale répartition des biens ecclésiastiques ». 
Qu’on renonce à donner à la faveur les dignités ecclésiastiques : « Que les canonicats et dignités des cathédrales ne soient accordés à l’avenir qu’à ceux qui auront blanchi dans les pénibles travaux du ministère. » 
Le clergé du royaume devra renoncer à tous ses privilèges pécuniaires. Mais, si on conserve les décimes, que leur rôle soit communiqué à tous les contribuables, car on ne peut refuser à ceux-ci « ni le droit, ni les moyens de juger les opérations de ceux qui les représentent ».
En ce qui concerne « les affaires civiles et politiques », le clergé du diocèse de Rennes émet des vœux analogues à ceux du tiers état. Il réclame la périodicité des États Généraux, la suppression des impôts actuels, l’établissement d’une constitution, l’égalité des droits politiques « sans distinction d’ordre », l’égalité de tous devant « les charges publiques », proportionnellement aux facultés de chacun. Que la liberté individuelle des citoyens soit garantie, « mise à l’abri des lettres de cachet et de tous ordres arbitraires ». Que l’on délivre aussi le commerce « de toutes les entraves de la fiscalité et du monopole ». Comme les cahiers des paysans, le clergé réclame l’établissement dans les campagnes de sages-femmes instruites et capables. Enfin, il demande que « pour régénérer le peuple français, on travaille à perfectionner l’éducation, et dans les villes, et dans les campagnes ».

On comprend alors le rôle que doivent jouer les curés élus aux États Généraux. Ce sont eux qui, en se séparant de l’ordre du clergé, en se réunissant au tiers état, décideront du sort de la Révolution, assureront le triomphe de l’Assemblée Nationale.


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Extraits de l'ouvrage d'Henri Sée : La France Économique et Sociale au XVIIIe siècle :