La bourgeoisie

Henri Sée
Extraits de La France Économique et Sociale au XVIIIe siècle, 1925


Diversité des conditions. — Parmi les corporations marchandes, il en est qui confinent à la haute bourgeoisie : des apothicaires, des imprimeurs et libraires, des orfèvres, des merciers, des marchands de drap et de soie. Mais on constate des conditions bien diverses ; tel est le cas des épiciers. Puis il y a beaucoup de petits marchands : tels, les fripiers et surtout les revendeuses, regrattières, etc... Dans la bourgeoisie commerçante, la place la plus haute est tenue par les négociants en gros, dans l’industrie textile surtout, ils commencent à imposer leur domination économique aux artisans. Ils ouvrent directement la voie à la classe des grands patrons industriels. 

Cette aisance est toutefois très relative aux conditions de vie de l'époque, et il convient de faire la différence entre marchand et négociant : Comme il y a de grandes différences de situation entre les simples marchands et les négociants, leur genre de vie diffère aussi profondément. Les marchands, même aisés, vivent très simplement ; ils n’ont pas de salon ; ils mangent dans leur cuisine. Au contraire, les négociants ont un train de vie souvent plus luxueux que les nobles. Les négociants possèdent déjà une situation prépondérante dans les rangs du tiers état ; c’est ainsi que, dans les assemblées électorales de 1789, bien que peu nombreux, ils sont souvent les seuls, avec les hommes de loi et les bourgeois vivant noblement, à rédiger les cahiers du tiers. Ainsi, l’opposition se marque entre négociants et artisans.

Même en de grandes villes, comme Angers, dans la plupart des maisons bourgeoises, on ne voit ni tapisseries, ni riche mobilier ; les vastes cheminées ne contiennent aucun ornement : ni vases de cristal, ni porcelaine, ni pendules. L’argenterie comporte rarement plus de douze couverts et quelques gobelets. On se sert d’assiettes et de plats de terre cuite ou de faïence grossière. Il n’y a qu’une seule servante. Partout, il est vrai, on possède d’abondantes provisions de linge, souvent assez grossier, mais solide ; la toile est fabriquée par des artisans de campagne.

Epiphanie (Le gâteau des rois) - Jean-Baptiste Greuze, 1774 – Bourgeois de condition modeste 
ou  paysans aisés ? Difficile d'en juger quand même une partie de la noblesse vit parfois aussi 
pauvrement que certains paysans [ v. la noblesse au 18e siècle : la noblesse pauvre ]

La cuisine bourgeoise – Jean-Baptiste Lallemand

Selon le témoignage de Besnard [1], « Toutes les familles bourgeoises mangent dans leur cuisine. » On fait quatre repas par jour : un premier déjeuner à 7 ou 8 heures du matin ; le dîner, à 11 heures ou midi, comprend une soupe ou un bouilli ; à quatre heures, le goûter ; le soir, un souper, avec un rôti et de la salade. Il est vrai que, lorsque l’on a des invités, la table est abondamment servie : on a des pâtés, plusieurs rôtis, des salades, peu de légumes. Peu de luxe aussi dans les vêtements : la garde-robe comprend des vêtements d’été et des vêtements d’hiver ; quant aux habits et robes de noces ou de gala, ils se transmettent, comme aujourd’hui chez les paysans bas-bretons, d’une génération à l’autre. « Les fontanges ou rubans de couleurs vives » et les falbalas, nous disent les Souvenirs d’un nonagénaire, ne sont portés que par les femmes de la noblesse ou de la haute bourgeoisie ; on ne les voit jamais chez les femmes de notaires, de chirurgiens ou de « marchands en boutiques ».

D’ailleurs, les dots des filles dépassent rarement 6000 livres ; « celles de 10 000 à 15 000 francs supposaient de vastes propriétés ou de grandes richesses commerciales », même dans une ville comme Angers. C’est seulement dans la haute bourgeoisie (négociants, gens de finance, hommes de loi fortunés) que le mode d’existence se transforme dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. C’est ainsi que, dans des villes comme Rennes ou Laval, on construit de nouvelles habitations ou l’on aménage d’une façon plus confortable les anciennes ; on prend l’habitude d’avoir des salons et des salles à manger ; on commence à faire du feu dans plusieurs pièces. Mais, à Paris même, — Besnard le remarque aussi —, la moyenne et la petite bourgeoisie vivent fort simplement ; le luxe est réservé à la noblesse, aux financiers, aux gros négociants.

Intérieur avec domestiques et colporteur ou marchand d'art.
Haute bourgeoisie ou bien petite noblesse de campagne ?

La bourgeoisie, — la haute bourgeoisie surtout —, semble relativement privilégiée, car elle est, en général, exempte de la taille et un assez grand nombre de fonctions lui sont accessibles. Cependant, elle est exclue de beaucoup de charges, et notamment de l’armée, depuis l’édit de 1781 ; elle ne peut participer aux grandes fonctions administratives, qu’elle se sent plus apte à remplir que les membres de la noblesse. Elle est souvent blessée dans son orgueil ou dans son amour-propre. Tous ces griefs de la bourgeoisie ont été fortement exposés par un gentilhomme, le marquis de Bouillé, dans ses Mémoires :

François Claude Amour, Marquis de Bouillé (1739-1800)
« Les bourgeois avaient reçu en général une éducation qui leur devenait plus nécessaire qu’aux gentilhommes dont les uns, par leur naissance et leur richesse, obtenaient les premières places de l’État sans mérite et sans talents, tandis que les autres étaient destinés à languir dans les emplois subalternes de l’armée. Ainsi, à Paris et dans les grandes villes, la bourgeoisie était supérieure en richesses, en talent et en mérite personnel. Elle avait dans les villes de province la même supériorité sur la noblesse des campagnes ; elle sentait cette supériorité ; cependant, elle était partout humiliée, elle se voyait exclue, par les règlement militaires, des emplois dans l’armée ; elle l’était, en quelque manière, du haut clergé, par le choix des évêques parmi la haute noblesse, et des grands vicaires en général parmi les nobles... La haute magistrature la rejetait également, et la plupart des cours souveraines n’admettaient que des nobles dans leur compagnie. Même pour être reçu maître des requêtes, on exigeait dans les derniers temps des preuves de noblesse. » 
On comprend donc qu’en 1789, — et on le voit bien par les cahiers des États Généraux —, ce soit tout le tiers état qui se soit levé pour demander l’abolition des privilèges de l’aristocratie, l’admission de tous à tous les emplois et, dans les campagnes, l’anéantissement du régime seigneurial, que les paysans ont forcé la bourgeoisie à inscrire sur son programme. Sans doute, ni la bourgeoisie ni les populations rurales ne forment des classes bien définies : il y a, parmi elles, bien des catégories distinctes, dont les intérêts s’opposent souvent. Cependant, tandis que les deux premiers ordres s’efforcent de sauvegarder un ensemble de privilèges particuliers, sans se sentir vraiment solidaires les uns des autres, les non privilégiés, au contraire, se rendent compte qu’ils ont tous, contre les privilégiés, les mêmes revendications à soutenir, les mêmes abus à combattre ; et c’est pourquoi, faisant bloc contre les premiers ordres, ils sentent qu’ils représentent vraiment la nation.

Le retour à la maison – cette scène nous montre une famille
appartenant probablement à la haute bourgeoisie

On a pu soutenir — et avec raison — que beaucoup de nobles étaient issus du tiers état, qu’il y avait eu, surtout grâce à la vénalité des charges, une lente accession des classes populaires vers la noblesse, et que la haute bourgeoisie confinait à la noblesse. Tout cela importait peu à la bourgeoisie du XVIIIe siècle, d’autant plus que les classes sociales étaient de plus en plus des castes fermées. Puis, ce n’était qu’une infime minorité du tiers état qui s’élevait à la noblesse. Les observations de Mireur sont surtout intéressantes pour qui veut se rendre compte des sources de la noblesse.

Les éléments les plus actifs du tiers état ont été les hommes de loi, mus non seulement par leurs intérêts de classe, mais par les idées nouvelles, qui excitaient leur enthousiasme ; sans doute, la classe des négociants, industriels, hommes d’affaires, entreprenante, novatrice, ennemie de la réglementation et des privilèges juridiques qui entravaient son activité, contribue à saper l’ancien régime. Mais, en 1788-1789, ce sont les hommes de loi qui jouent le grand rôle, qui mènent la campagne du tiers état, rédigent la plupart des cahiers de doléances.


Notes

[1] Mémoires de François-Yves Besnard, Souvenirs d’un nonagénaire, 1880

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