La condition paysanne au 18e siècle

Henri Sée
Extraits de La France Économique et Sociale au XVIIIe siècle, 1925


Les paysans français, dans les deux derniers siècles de l’ancien régime, semblent plus favorisés que leurs congénères du reste de l’Europe, car ils sont, pour la plupart, personnellement libres et propriétaires.

[...] un caractère permanent de l’histoire économique et sociale de la France se manifeste dans toute sa force au XVIIIe siècle : c’est la persistance et l’affermissement de la propriété paysanne. Cette propriété, on le sait, s’est peu à peu constituée au moyen âge, sous le couvert des tenures vilaines. Le paysan, dès la fin du moyen âge, affranchi totalement du servage dans la plupart des régions de la France, est bien propriétaire de la terre qu’il cultive, puisqu’il la transmet à ses héritiers ou peut la vendre, l’échanger. Seulement, cette propriété est grevée des charges du régime seigneurial, lourdes surtout par suite des pratiques et des abus de ce régime. On peut cependant se demander si la persistance du régime seigneurial jusqu’à la Révolution n’a pas contribué à la consolidation de la propriété paysanne, hypothèse admissible si l’on considère qu’en Angleterre, où le régime seigneurial est si affaibli dès la fin du moyen âge, la propriété paysanne finit par être presque entièrement éliminée au profit de l’aristocratie foncière.

Quoi qu’il en soit, il suffira que la Révolution abolisse radicalement le régime seigneurial pour que la propriété paysanne devienne pleinement autonome. Ce n’est pas que tous les paysans soient propriétaires ; il en est beaucoup qui n’ont que très peu de terre ou pas du tout, qui constituent, par le fait même, un véritable prolétariat rural ; mais ce n’est qu’une minorité parmi les habitants des campagnes. En tout cas, le régime agraire de la France a un caractère profondément original, qui distingue notre pays de la plupart des contrées de l’Europe, si bien qu’à l’époque contemporaine, la France restera un type de démocratie rurale ; dans l’Europe occidentale, elle sera le seul grand État où l’équilibre ne sera pas rompu au profit du développement industriel. Voilà en quoi le présent se rattache étroitement au passé.

La constitution de la propriété foncière, telle qu’elle existe au XVIIIe siècle, nous explique aussi la raison pour laquelle, en France, les progrès de l’agriculture ont été beaucoup plus lents que dans les contrées où la grande propriété noble a éliminé la propriété paysanne. La France est aussi le pays des petites exploitations. Les propriétaires, nobles ou bourgeois, ne se livrent pas au faire-valoir direct ; ce sont les paysans eux-mêmes qui cultivent tout le sol. Or, ils ont trop peu de ressources pour réaliser de véritables améliorations agricoles ; ils s’en tiennent aux pratiques anciennes, et ces pratiques ont encore pour effet le maintien des landes et prés, dont la jouissance collective est considérée comme absolument nécessaire aux besoins des masses paysannes. Les grands défrichements, malgré quelques notables efforts, ne pourront s’exécuter ; on ne pourra qu’imparfaitement mettre en valeur les terres incultes. En un mot, la nouvelle économie rurale ne triomphera vraiment que dans la seconde moitié du XIXe siècle ; jusque vers 1840, l’agriculture française ressemblera encore beaucoup à ce qu’elle était sous l’ancien régime.

On voit donc que la vie économique du XVIIIe siècle est destinée à se prolonger au-delà de la Grande Révolution. Celle-ci aura surtout pour effet l’abolition des privilèges juridiques, qui séparaient le tiers état des ordres privilégiés.

Les mainmortables. — Le servage ne s’est conservé que dans quelques régions, dans celles précisément où il était le plus dense au moyen âge, surtout dans le Nord-Est (Franche-Comté et Lorraine) et aussi, mais en groupes moins compacts, dans quelques pays du centre (Berry, Nivernais, Marche, Auvergne). Le nombre total des serfs, semble-t-il, ne dépasse par un million.

D’ailleurs, ce sont moins des serfs, au sens du moyen âge, que des mainmortables. On distingue la mainmorte personnelle et la mainmorte réelle, prédominante dans l’Est de la France. Dans le premier cas, les enfants, s’ils n’habitent pas avec leurs parents, ne peuvent hériter aucun de leurs biens, même mobiliers ; dans le second cas, le paysan n’est soumis à la mainmorte que pour les biens mainmortables qu’il occupe (les choses se passent ainsi dans les bordelages du Nivernais).

Il est vrai que la mainmorte s’est conservée jusqu’à la Révolution, en dépit de l’énergique campagne que Voltaire a entreprise en faveur des serfs du Mont-Jura.


Voltaire et les paysans de Ferney































En 1779, Necker abolit bien la mainmorte sur le domaine royal, et, dans tout le royaume, le droit de suite ; mais les seigneurs n’imitèrent pas l’exemple que leur donnait le gouvernement. La mainmorte persista donc jusqu’à la Révolution ; toutefois, elle ne constitue plus qu’une exception ; l’immense majorité des paysans est personnellement libre.

Les diverses classes. Fermiers et métayers. — Les paysans dont la personne est pleinement affranchie ne forment pas cependant une classe uniforme, car ils ne possèdent pas tous la même quantité de terre. Il en est qui peuvent vivre exclusivement de la culture de leurs champs : ils constituent une sorte d’aristocratie paysanne, la classe des laboureurs. Ce sont eux surtout qui arrondissent leurs terres, qui tirent parti des afféagements, des défrichements, et qui, à l’époque de la Révolution, profiteront de la vente des biens nationaux. Mais la plupart des paysans ne possèdent pas une quantité de terre suffisante pour en vivre. S’ils ont quelques avances, ils deviennent fermiers ou métayers ; les plus pauvres s’engagent comme journaliers ou domestiques. Bien des paysans propriétaires joignent à la culture un métier d’appoint, sont marchands, meuniers, aubergistes ou artisans (maçons, charpentiers, tailleurs, tisserands surtout) ; ainsi s’explique l’extension de l’industrie rurale. La classe des travailleurs agricoles, des journaliers, n’a jamais eu l’importance qu’elle a prise en Angleterre.

C’est que les grandes exploitations n’existent pas en France. Les nobles ne font pas valoir eux-mêmes les terres de leur domaine proche, ne les afferment pas non plus à des entrepreneurs capitalistes, à des farmers, comme en Angleterre.

Ce sont des paysans qui cultivent, à titre de fermiers ou de métayers, l’immense majorité des terres appartenant aux classes privilégiées. Rien de variable comme l’étendue des exploitations agricoles. Il y en a qui comprennent une étendue équivalant à dix ou vingt hectares ; mais il en est d’autres qui ne sont que des closeries, contenant seulement quelques pièces de terre. Il y a donc des fermiers aisés, et d’autres qui sont misérables. Mais on peut dire qu’en règle générale, le morcellement des exploitations est tout aussi marqué que le morcellement de la propriété.

Le bail à moitié fruits ou métayage — assez rare aujourd’hui — semble, au XVIIIe siècle, le mode de location le plus répandu, surtout dans les provinces les plus pauvres, où les paysans n’ont ni avances, ni cheptel ; il est prédominant dans les pays du Centre et du Midi ; il affecte environ la moitié des terres louées en Bretagne et en Lorraine. Le métayer doit livrer au propriétaire, — qui lui a fait des avances de semence et de cheptel —, la moitié de la récolte, quelquefois même davantage dans le bail à détroit, tel qu’il est usité en Haute-Bretagne, puisqu’à la redevance en nature se surajoute, en ce cas, une redevance en argent. Le métayer est donc souvent misérable, comme le constate Arthur Young, dans ses Voyages en France :
« Des tenanciers n’ayant guère à offrir que leurs bras sont bien plus à la merci du propriétaire que s’ils avaient quelque richesse ; ils ne se contenteraient pas dans leurs entreprises d’un profit moindre que l’intérêt de leur capital. »
Et A. Young déclare encore que beaucoup de métayers sont dans une telle misère, qu’en attendant la prochaine récolte, ils doivent emprunter au propriétaire le pain dont ils ont besoin.

Les conditions faites aux fermiers paraissent sensiblement meilleures. Leur bail, conclu pour trois, six ou neuf ans, leur impose le payement d’une somme d’argent fixe, à laquelle s’ajoutent, il est vrai, des redevances en nature et surtout des corvées de charrois et même de labours. Le fermage est prédominant dans le Nord de la France, où les exploitations agricoles sont plus considérables qu’ailleurs : tel est le cas de l’Artois, de la Picardie, du Vexin, de la Beauce. C’est aussi en ces pays que souvent, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on opéra la réunion des fermes. Ces réunions, très avantageuses pour les propriétaires, dont elles augmentaient les revenus, eurent la conséquence fâcheuse d’évincer bon nombre de fermiers, les moins aisés, et d’accroître l’antagonisme entre les riches cultivateurs et les pauvres. Les cahiers de 1789 le montrent nettement. Ce qui aggrava encore la condition des fermiers, ce fut la hausse très rapide du prix des fermes, surtout dans la seconde moitié du siècle. Il est vrai que, dans la même période, les prix des denrées s’élevèrent aussi ; mais ce n’était qu’une compensation insuffisante, car, tandis que la hausse des prix n’était que de 40 ou 50 %, les fermages souvent s’élevèrent de 100 % ; les propriétaires parvinrent ainsi à accroître notablement leurs revenus.

Dans les vignes du pays nantais, nous trouvons le mode de location qu’on appelle complant ; le complanteur est propriétaire, non de la terre, mais du plant de vigne ; si celui-ci disparaît, la tenure revient au propriétaire.

Les journaliers et les domestiques. — Les paysans, trop dépourvus de terre et d’avances, doivent s’engager comme travailleurs agricoles ou journaliers. Sans doute, cette classe est, en France, beaucoup moins nombreuse qu’en Angleterre. Elle ne laisse pas cependant de former une portion importante de la population agricole, surtout dans des pays comme la Picardie, la Normandie orientale, la Bretagne: certaines paroisses bretonnes, je l’ai montré ailleurs, contiennent une majorité de journaliers.

Les salaires des journaliers varient naturellement suivant les régions ; ils ne semblent pas être bien supérieurs à 7 ou 8 sous pour les hommes, 5 ou 6 sous pour les femmes. A la fin de l’ancien régime, ils se sont élevés quelque peu, mais leur hausse a été, comme il arrive d’ordinaire, beaucoup moins sensible que le coût de la vie. Ce sont donc les journaliers qui sont le plus atteints par les crises, les disettes, les épidémies, et ils forment le principal contingent des mendiants et vagabonds, si nombreux dans les campagnes jusqu’à l’époque de la Révolution.

Les domestiques, que l’on emploie surtout dans les fermes importantes, ont une situation moins précaire que les journaliers, puisqu’ils sont loués à l’année, et qu’ils sont logés et nourris. Leurs salaires se sont élevés assez sensiblement au cours du XVIIIe siècle. Les Souvenirs d’un nonagénaire [1] indiquent, pour la fin de l’ancien régime, les chiffres suivants de gages annuels, qui ne semblent pas exceptionnels :
Le premier garçon laboureur : 84 à 90 livres
Le charretier : 54 à 66
Les touche-bœufs : 30 à 36 
Le garçon d’écurie : 60 à 66
Les servantes : 24 à 33 et elles reçoivent, en outre, une ou deux paires de sabots et une ou deux aunes de toile.
La nourriture des domestiques consiste surtout en pain, beurre, galettes ; on leur donne quelquefois du lard, rarement de la viande. Leur boisson ordinaire, c’est l’eau, excepté dans les pays vignobles, où on leur fournit de la piquette, faite avec du marc de raisins ou de pommes.

Le régime seigneurial. — On ne saurait comprendre la situation des paysans, si l’on ne déterminait pas le caractère du régime seigneurial. Comme tenancier, comme sujet de la seigneurie, le paysan est soumis à toutes les charges du régime seigneurial. C’est d’abord l’obligation de rendre aveu à chaque mutation, sans compter l’aveu général, auquel les vassaux sont tenus tous les dix, vingt ou trente ans. Quant aux redevances, elles sont certainement moins lourdes qu’au moyen âge. Les redevances personnelles se sont presque toutes transformées en redevances réelles, ne portant que sur les tenures ; la taille a presque complètement disparu. Les corvées se sont transformées le plus souvent en redevances pécuniaires, ou bien ne représentent plus que quelques journées de travail par an.

Les redevances qui se sont le mieux maintenues, ce sont celles qui portent sur la terre et sont perçues en argent ou en nature (cens ou rentes). Comme, depuis plusieurs siècles, elles sont d’une fixité remarquable, les rentes en argent, par suite de la diminution de la valeur de l’argent, sont réduites à peu de chose. Les rentes en nature — et notamment le champart — constituent seules une charge appréciable. Les droits de succession (rachat, acapte) ou de mutation (lods et ventes) pèsent assez lourdement sur les tenures roturières. Les banalités du moulin, du four et du pressoir constituent une obligation, gênante et onéreuse.

Les péages, les droits de marchés et de foires ralentissent les transactions commerciales, entravent la vente des denrées agricoles. Le droit de chasse semble le plus odieux de tous les monopoles seigneuriaux, car les meutes des nobles et le gibier de leurs garennes ravagent les champs des cultivateurs : on s’en plaint unanimement dans toute la France. Enfin, la justice seigneuriale, qui permet au seigneur d’être juge et partie dans les procès relatifs aux droits qu’il exerce sur ses tenanciers, est l’instrument indispensable de l’exploitation seigneuriale. Nulle part la chose n’apparaît aussi nettement qu’en Bretagne, où « fief » et justice se confondent. S’agit-il de procès civils ou criminels : on se plaint généralement de la mauvaise tenue des tribunaux seigneuriaux et aussi du grand nombre de juridictions, superposées les unes aux autres, que doivent affronter les justiciables.

Aux charges du régime seigneurial il faut joindre la dîme, qui, assez souvent d’ailleurs, est devenue la propriété d’un seigneur laïque (dîme inféodée). Elle prélève une portion importante de la récolte (un dixième ou un treizième), et elle porte, non seulement sur les grains (grosses dîmes), mais aussi sur le lin, le chanvre, les fèves, les fruits (menues dîmes) ; elle enlève donc souvent au paysan une plus forte part de son revenu que l’ensemble des rentes seigneuriales : par exemple, dans le Bordelais, 14 %, tandis que les rentes seigneuriales n’en représentent que 11 %. Notons, d’ailleurs, que les nobles se plaignent presque aussi vivement de la dîme ecclésiastique que les paysans ; on s’explique alors qu’on en ait décrété l’abolition dès le début de la Révolution.

Il importe de remarquer que le régime seigneurial n’a pas eu la même intensité dans toutes les régions de la France. Très rigoureux en Bretagne, assez âpre en Lorraine, encore assez dur en Auvergne, dans le pays d’Autun, dans la généralité de Bordeaux, il semble bien moins lourd dans le Maine, en Normandie, en Champagne ; dans l’Orléanais, en Angoumois, dans la Flandre maritime, il paraît encore plus atténué.

Portée du régime et aggravation de l’exploitation seigneuriale. — Pour apprécier la portée du régime seigneurial, il faut tenir compte, non seulement des charges elles- mêmes, mais encore des abus et des vexations auxquels elles donnent lieu. Ainsi, les banalités ne sont si insupportables qu’à cause des exactions des meuniers, qui exigent plus que le taux ordinaire et trompent sur le poids de la farine. Pour la reddition des aveux, on perçoit des sommes indues, et souvent on les fait recommencer sous prétexte que les déclarations sont erronées ; c’est ce qu’on appelle l’impunissement. A côté des corvées, on exige, surtout en Bretagne, des corvées extraordinaires, qui se sont développées au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Quant aux rentes, ce qui accroît leur lourdeur, c’est la façon dont elles sont perçues. La « solidarité des rentes » oblige les tenanciers à acquitter la quote-part des insolvables ; on exige des amendes pour tout retard dans le paiement ; on laisse aussi les rentes s’arrérager pendant des quinze et vingt ans, puis on en exige le paiement en bloc, ce qui cause une grande gêne au paysan. La perception des rentes en nature provoque des abus encore plus graves. Y a-t-il retard dans leur livraison : on doit les acquitter en argent, à l’appréci, au prix du marché ; or, souvent les apprécis sont fixés d’une façon arbitraire ; on prend le prix du marché au moment où les grains se vendent le plus cher. Les tenanciers ont aussi à souffrir des fraudes sur les mesures qui servent à mesurer les grains et qui sont extrêmement variables d’une localité à l’autre.

Il semble bien que les charges seigneuriales se soient aggravées à la fin de l’ancien régime, qu’il se soit produit ce qu’on a appelé la « réaction féodale ». Cette réaction ne se manifeste pas par la création de droits nouveaux, mais bien par l’élévation arbitraire des droits existants et surtout par le rétablissement de droits tombés en désuétude. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on procède souvent à la réfection des terriers, onéreuse pour les vassaux, qui se plaignent de l’activité vexatoire et des exactions des « commissaires à terriers ».

On s’explique aisément la raison de la réaction seigneuriale, si l’on songe que les seigneurs, ayant de plus en plus besoin de se procurer de l’argent, s’efforcent de tirer tout ce qu’ils peuvent de leurs droits seigneuriaux, comme de leurs fermages. En fait, les comptes seigneuriaux montrent que les revenus des propriétaires privilégiés se sont notablement accrus dans les vingt dernières années de l’ancien régime.

Voilà aussi la raison pour laquelle les seigneurs s’efforcent de mettre en valeur les parties encore improductives de leur propriété, portent atteinte aux droits d’usage des paysans, tentent de leur enlever la jouissance collective des bois, landes et terres vagues dont ils ont besoin pour l’affouage, pour l’engrais de leurs terres, pour la pâture de leur bétail. Afin de restreindre les usages des habitants, les seigneurs ont un moyen légal: conclure avec eux des traités de cantonnement ou de triage, qui leur réservent les deux tiers ou le tiers des terres vagues, traités qui se multiplient après 1750. Mais souvent aussi ils procèdent par usurpation brutale, usant même de manœuvres frauduleuses. Les terres, ainsi libérées des usages, sont afféagées par les seigneurs, moyennant des « droits d’entrée » et des redevances.

Ces afféagements profitent aux bourgeois et aux paysans aisés, mais sont fort nuisibles aux pauvres, qui ne peuvent se passer des usages ; ils mettent souvent aux prises, dans les campagnes, ces deux classes et les dressent en deux camps hostiles. Partout on constate ces entreprises des seigneurs, mais elles ont une grande intensité surtout dans les provinces où le régime seigneurial reste fort, comme la Bretagne, dans les régions forestières comme la Lorraine, ainsi que dans les pays de montagnes, comme la Haute-Auvergne ou le Dauphiné, où abondent les communaux. Toutes ces usurpations et tous ces abus sont d’ailleurs favorisés par les Parlements, dont les membres possèdent souvent d’importantes propriétés rurales (c’est le cas notamment en Bretagne et en Dauphiné), et profitent de leur autorité pour imposer à leurs vassaux des charges injustifiées.

Il y a donc eu, à la fin de l’ancien régime, aggravation de l’exploitation seigneuriale. Bien qu’il s’agît surtout du rétablissement de droits en désuétude et de l’exagération de pratiques abusives, les paysans étaient convaincus qu’ils étaient victimes de graves innovations et qu’ils n’avaient jamais été aussi durement exploités. Ainsi s’expliquent les revendications véhémentes qu’ils expriment dans les cahiers de paroisses de 1789, comme dans les pétitions adressées au Comité féodal de l’Assemblée constituante. Ainsi s’expliquent les troubles agraires, qui, après le 14 juillet, accompagnent la Grand’Peur, qui se manifesteront encore avec intensité en 1790 et 1791, et qui ne cesseront véritablement que lorsque la Convention aura radicalement aboli le système seigneurial.

La fiscalité royale. — La fiscalité royale aggrave singulièrement la condition des paysans. Ce sont eux seuls qui paient la taille, et même les nouveaux impôts (capitation et vingtièmes), auxquels les nobles doivent être soumis, retombent presque entièrement sur les populations rurales. Il faut se représenter aussi le système de répartition des impôts, très défectueux, très injuste, ainsi que tous les vices du mode de perception ; les notables des paroisses, chargés de cette perception, sont obligés de payer la quote-part des défaillants.

Il serait intéressant de déterminer la portion du revenu prélevée par l’impôt. Mais on n’a à cet égard que peu de données précises. Dans le Bordelais, d’après M. Marion, les impôts prélèveraient 36 % du revenu ; dans le Limousin, où la taille est tarifée, l’impôt absorbe un tiers du revenu sur les bonnes terres et quatre cinquièmes sur les médiocres ; en Saintonge, le total des impôts équivaut au quart du prix de la ferme.

Le franc-fief constitue aussi une lourde charge qui pèse sur les terres nobles possédées par des propriétaires roturiers, car il enlève à ces derniers une année de revenu tous les vingt ans, une année aussi à chaque succession. N’oublions pas non plus les nouvelles prestations datant du XVIIIe siècle : la corvée des grands chemins, au régime très lourd, à la répartition injuste, qui ne porte que sur les paysans, bien qu’ils ne se servent qu’assez peu des routes ; les logements des gens de guerre et les charrois militaires ; enfin, la milice, qui n’est pas en soi un service très lourd, mais qui ne pèse que sur les paysans et, en vertu de son régime d’exemptions, sur les moins aisés d’entre eux.

Tous les contemporains sont frappés de la charge accablante que les impôts infligent aux paysans.

L’exploitation agricole. — Peu de grandes propriétés ; prédominance des petites exploitations ; la culture entre les mains de paysans peu aisés ; voilà des conditions peu favorables aux progrès de l’agriculture. En fait, elle est généralement assez arriérée, surtout si on la compare à l’agriculture anglaise.

Un trait caractéristique, c’est la grande quantité de terres incultes et de landes qui subsistent, surtout en Bretagne, où elles occupent les deux cinquièmes de la superficie, et dans les pays de montagnes, comme le Roussillon, le Massif Central, les régions alpestres ; la proportion, il est vrai, en est bien plus faible dans l’Ile-de-France, en Picardie, en Flandre, en Alsace. Les terres incultes jouent un rôle considérable dans l’économie rurale de l’époque : beaucoup de paysans, qui n’ont pas de pâturage, envoient paître leur bétail sur les landes communes et se servent de leurs produits pour la litière de leurs animaux et surtout comme engrais.

Pour comprendre les pratiques agricoles de l’ancien régime, il faut, comme le fait Marc Bloch en un récent ouvrage, distinguer les champs ouverts, que l’on trouve surtout dans le Nord, l’Est et aussi le Midi de la France, et le régime des enclos, prédominant dans tout l’Ouest bocager, ainsi que dans le Massif Central. La première catégorie est caractérisée par un réseau très menu de parcelles, ce qui entraîne le morcellement des biens, et, par suite, l’assolement forcé et la vaine pâture. Ce qui distingue, au contraire, le régime des enclos, c’est que chaque cultivateur est maître de son assolement et que la vaine pâture y est inconnue.

Les procédés de culture restent très primitifs, et les progrès sont très lents, excepté dans les régions les plus riches et les plus fertiles. Les bâtiments d’exploitation sont mal aménagés ; l’attirail de culture est insuffisant ; les instruments agricoles, très rudimentaires, ne semblent guère supérieurs à ceux dont on usait au moyen âge. Aussi presque partout la culture intensive est-elle inconnue. Le système de la jachère est d’un usage constant, excepté en Flandre, en Alsace et dans une partie de la Normandie. Même en Picardie, la terre se repose un an sur trois ; en Bretagne, la terre est laissée en jachère un an sur deux, souvent même deux ans sur trois, et certaines terres « froides » ne se labourent que tous les sept ou huit ans, ou même tous les vingt ans. La prairie artificielle fait à peine son apparition.

Les paysans, menés par l’esprit de routine et disposant de peu de capitaux, n’apportent pas grand soin à la culture ; ils ne labourent pas assez profondément, ils sarclent les blés avec négligence, font des semailles trop tardives et usent de mauvaise semence. Presque partout on manque de bon fumier ; comme la ferme en fournit peu, on use surtout de feuillage et de fougères qu’on laisse pourrir. Ainsi s’explique le faible rendement des récoltes : il ne dépasse guère 5 ou 6 pour 1, en Bretagne, 3 ou 4 en Limousin, tandis qu’exceptionnellement, en Flandre, il s’élève à 11.

Un autre trait caractéristique, c’est que, presque dans toute la France, le froment est considéré comme une culture de luxe et que le seigle prédomine, à l’exception cependant du pays toulousain, de l’Angoumois, de la zone côtière de la Bretagne. Sur les terres pauvres, on cultive surtout le blé noir, qui fournit aux paysans leur principale nourriture sous forme de galette. Dans le Centre et le Midi, le maïs joue un grand rôle. Le lin et le chanvre sont des cultures plus répandues qu’aujourd’hui, par suite de l’extension de l’industrie rurale et domestique. Le gouvernement, craignant que la vigne ne prenne la place des céréales, s’est efforcé, au cours du XVIIIe siècle, d’en restreindre la culture ; celle-ci cependant est florissante et rémunératrice dans le Midi et surtout dans le Bas-Languedoc. Quant à l’exploitation forestière, ruinée par une mauvaise administration, par les abus des usagers, elle laisse fort à désirer, et le développement des forges, des mines et surtout des fonderies accroît le déboisement, de plus en plus inquiétant. L’élevage, qu’il s’agisse de l’espèce bovine ou de l’espèce chevaline, reste très médiocre, bien que l’on constate un certain progrès dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Incurie des grands propriétaires ; inertie des paysans, découragés par les charges qui les accablent ; insuffisance des voies de communication et surtout mauvais état des chemins de traverse ; entraves au commerce des denrées agricoles et à la liberté des cultures : autant de raisons qui expliquent le faible développement de l’agriculture. Il y a bien eu, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, des tentatives d’améliorations agricoles, mais c’est presque exclusivement le gouvernement qui en a pris l’initiative.

Sous l’influence des économistes, et surtout des physiocrates, l’agriculture devient l’une des préoccupations prédominantes de l’administration royale, qui, à tout instant, envoie aux intendants des mémoires et des instructions pour recommander de meilleurs procédés de culture. Un premier comité d’agriculture est créé en 1761, et Bertin, qui, de 1761 à 1783, apparaît comme un vrai ministre des affaires économiques, prend toute une série de mesures tendant à accroître la production du sol. Vers la fin de l’ancien régime, à la suite de la sécheresse de 1785, on crée un Comité d’administration de l’agriculture, qui comprend parmi ses membres des hommes très distingués, comme savants, comme agronomes, comme économistes, tels que Lavoisier, le botaniste du Tillet, l’économiste Dupont de Nemours, l’inspecteur des manufactures Lazowski, le duc de la Rochefoucauld- Liancourt. Ces personnages se livrèrent à des enquêtes intéressantes et rédigèrent des mémoires fort instructifs, mais l’activité du Comité ne dura que deux ans, de 1785 à 1787.

Dès 1761, Bertin s’était appliqué à créer, dans chaque généra-lité, une Société d’Agriculture (les États de Bretagne en avaient fondé une dès 1757). Ces Sociétés se livrèrent à des enquêtes intéressantes, leurs membres rédigèrent des mémoires, firent même des expériences ; mais au bout de quelques années, elles entrèrent en sommeil et ne purent exercer une grande action sur les progrès de l’agriculture. L’immense majorité des cultivateurs restait fidèle aux pratiques traditionnelles, surtout par manque de capitaux et d’avances. C’est seulement dans les pays riches du Nord-Ouest que l’on constate des progrès un peu sensibles : les prairies artificielles s’y développent, et on y introduit de nouvelles cultures.

Il est vrai que, dans tout le royaume, on voit s’accroître la quantité des terres productives. Les déclarations royales de 1764 et de 1766 encouragent par des exemptions d’impôts les dessèchements des marais et le défrichement des terres incultes. En fait, d’importants dessèchements sont entrepris en Picardie, en Normandie, en Bretagne, en Vendée. On défriche un peu par- tout beaucoup de terres incultes. Cependant, à la veille de la Révolution, le plus gros de la besogne restait à accomplir. C’est que la masse de la population, ayant besoin pour son usage des landes, se montrait hostile aux dessèchements et aux défrichements, réfractaire aussi, pour la même raison, aux partages des biens communaux, que le gouvernement s’efforçait d’encourager, et qui furent, en fait, bien peu nombreux avant la Révolution, comme on le voit notamment par les documents qu’a publiés Georges Bourgin.

Partages de communaux, défrichements et dessèchements ne semblaient avantageux qu’aux grands propriétaires et aux paysans aisés. Eux seuls aussi se montrèrent favorables aux efforts que tenta le gouvernement, pendant les vingt dernières années de l’ancien régime, pour restreindre la vaine pâture et le droit de parcours, si nuisibles à l’agriculture : on dut se contenter d’une série de mesures partielles, applicables seulement aux régions où la réforme semblait la plus urgente, et qui n’eurent pas d’ailleurs une pleine efficacité. C’est qu’il eût fallu, en effet, opérer toute une redistribution des terres, analogue au système des enclosures, qui, à ce moment même, était pratiqué en Angleterre. Il n’y avait pas à y penser en France.

L’industrie rurale. — Un indice de l’insuffisance de la production agricole, c’est encore, au XVIIe siècle et surtout au XVIIIe, l’extension de l’industrie rurale, qui fournit un appoint important aux moyens d’existence des cultivateurs. Tel est notamment le cas de la Bretagne et du Bas-Maine. En Bretagne, l’industrie de la toile est exclusivement rurale et domestique ; ceux qui s’y emploient, ce sont de petits propriétaires, des fermiers (qui souvent font travailler leurs domestiques), des journaliers qui fabriquent la toile pendant les mois de chômage. Les salaires des tisserands sont fort médiocres et les profits vont surtout aux fabricants, c’est-à-dire aux marchands qui recueillent les produits fabriqués et avancent souvent la matière première.

Dans les régions où l’agriculture est plus prospère, comme la Normandie orientale, la Picardie, la Flandre, les paysans qui pratiquent l’industrie rurale sont ceux qui possèdent trop peu de terres pour vivre de leur culture. Dans la Normandie orientale, le Parlement de Rouen, dès 1722, nous montre les paysans abandonnant la culture de la terre pour filer ou carder le coton, et il se plaint du dommage qui en résulte pour l’agriculture. Il n’est aucun village normand qui n’ait ses fileuses et ses tisserands ; 180 000 personnes sont ainsi occupées par la « manufacture » de Rouen.

Dans ces dernières provinces, où l’industrie a, en quelque sorte, essaimé des villes vers les campagnes, l’artisan rural est plus étroitement soumis qu’ailleurs à la classe des négociants, qui concentrent ses produits et qui lui fournissent, non seulement la matière première, mais même, en bien des cas, les métiers. Ici, l’industrie rurale se présente vraiment comme le premier stade de l’évolution qui aboutira au triomphe de la grande industrie capitaliste. Dans les campagnes de la Haute-Normandie, dans celles du pays de Troyes, les métiers de la fabrication cotonnière nuisent gravement aux artisans et aux ouvriers urbains, qui reprochent aux fabricants de les réduire à la misère. Grâce aux perfectionnements techniques, le métier de tisserand est à la portée d’artisans peu habiles, sans éducation professionnelle, qui ne touchent que de faibles salaires, ce qui incite encore davantage les négociants à utiliser leur main-d’œuvre.

Le mode de vie des paysans. — L’existence matérielle du paysan est encore assez misérable, même à la fin de l’ancien régime. Son habitation est tout à fait insuffisante. La plupart des maisons sont bâties en torchis, couvertes de chaume ; une seule chambre basse, sans plancher ; de petites fenêtres, sans vitres. En Bretagne, et surtout en Basse-Bretagne, on a pu dire que le paysan vivait « dans l’eau et dans la boue ». C’est là l’une des causes principales des épidémies, encore si fréquentes. Cependant, comme aujourd’hui, les conditions de l’habitation varient d’une région à l’autre. C’est dans le Nord de la France que la maison paysanne semble le plus confortable.

D’ailleurs, il ne faut jamais manquer de distinguer les paysans aisés et les pauvres, surtout lorsqu’on considère le mobilier et les vêtements. Chez les uns, c’est un mobilier simple, primitif, mais convenable, une vaisselle suffisante, beaucoup de linge, une garde-robe assez bien montée ; les pauvres, au contraire, peuvent à peine satisfaire les besoins les plus rudimentaires. Chez les uns, l’inventaire après décès (c’est notre principale source de renseignements) évalue parfois le mobilier à plus d’un millier de francs ; chez les autres, souvent il ne l’estime qu’à 50 ou même 20 livres. Les pauvres ne disposent guère que d’un ou deux coffres, d’une table, d’une huche, d’un banc, d’un lit mal garni ; chez les paysans aisés, on trouve des lits bien garnis, des armoires, toutes sortes d’ustensiles de ménage, des écuelles de bois et de terre, de la faïence, des verres. Dans les vêtements, on constate aussi une grande diversité : il en est de cossus et il en est de misérables. Les vêtements de travail sont presque toujours en toile ; beaucoup de paysans n’ont que des sabots ou même, dans le Midi, marchent pieds nus : les droits sur les cuirs rendent les souliers trop chers.

L’alimentation du paysan est presque toujours grossière, souvent insuffisante. La viande n’apparaît que rarement sur sa table. Parfois, il mange du lard ; excepté dans les pays où le vin est abondant, il ne boit guère que de l’eau ; en Bretagne, il ne boit du cidre que dans les années d’abondance. Le fond de l’alimentation, c’est le pain, la soupe, les laitages, le beurre ; jamais de pain de froment ; seulement du pain de seigle ou d’avoine, souvent de mauvaise qualité ; dans les pays les plus pauvres, la galette ou la bouillie de blé noir ou encore de châtaigne ou de maïs. Le froment et même le seigle servent surtout à acquitter les redevances ou les fermages, sont vendus pour l’exportation, lorsque celle-ci est autorisée. La culture de la pomme de terre, qui sera une si précieuse ressource pour l’alimentation paysanne, n’est encore pratiquée que dans de rares régions, dans les cantons fertiles comme certaines parties de la côte bretonne.

Les vêtements sont souvent misérables ; la description de Besnard dans ses Souvenirs d’un nonagénaire [1], semble bien correspondre à la réalité :
« Les vêtements des paysans pauvres, — et presque tous l’étaient plus ou moins —, étaient encore plus chétifs, car ils n’avaient que les mêmes pour l’hiver et pour l’été, qu’ils fussent d’étoffe ou de toile ; et la paire de souliers très épais et garnis de clous, qu’ils se procuraient vers l’époque du mariage, devait, moyennant la ressource des sabots, servir»
Les femmes « portaient un manteau court de gros drap ou cadi noir, auquel tenait un capuchon destiné à envelopper la tête et le cou dans le cas de pluie ou de froid ». — Cette description correspond bien aux renseignements que nous fournissent les inventaires.

Les crises et la misère. — D’ailleurs, si l’on veut se rendre compte du mode de vie des paysans, il faut toujours distinguer les époques normales et les périodes de crises, provoquées par les guerres étrangères et les mauvaises récoltes.

Au XVIIIe siècle, les crises ont été moins graves, sinon moins fréquentes qu’au XVIIe. Certaines provinces avaient supporté directement le poids de la guerre : telles la Lorraine et la Bourgogne, qui subirent des ravages terribles, surtout pendant la première moitié du XVIIe siècle ; dans le pays dijonnais, comme le montre M. Gaston Roupnel, des villages entiers sont dépeuplés, les champs redeviennent incultes.

Même sous le gouvernement personnel de Louis XIV, qu’on proclame souvent si prospère, la misère sévit durement sur les campagnes, dans toutes les régions de la France. Déjà, en 1675, Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, écrivait :
« Il est assuré, et je vous parle pour en être bien informé, que la plus grande partie des habitants de cette province n’ont vécu pendant l’hiver que de glands et de racines, et que présentement on les voit manger l’herbe des prés et l’écorce des arbres. »
Après 1685, la misère ne fait que s’accroître. En 1687, Henri d’Aguesseau et Antoine Lefèvre d’Ormesson, chargés d’une enquête dans le Maine et l’Orléanais, déclarent :
« Il n’y a presque plus de laboureurs aisés ; il n’y a plus que de pauvres métayers qui n’ont rien ; il faut que les maîtres leur fournissent les bestiaux, qu’ils leur avancent de quoi se nourrir, qu’ils payent leur taille, et qu’ils prennent en payement toute la portion de leur récolte, laquelle même quelquefois ne suffit pas... Les paysans vivent de pain fait avec du blé noir ; d’autres, qui n’ont pas même du blé noir, vivent de racines de fougère bouillies avec de la farine d’orge ou d’avoine et du sel... On les trouve couchés sur la paille ; point d’habits que ceux qu’ils portent qui sont fort méchants ; point de meubles, point de provisions pour la vie ; enfin, tout y marque la nécessité. »
Dès 1684, l’ambassadeur de Venise déclare :
« J’ai vu de mes yeux des terres, qui jadis comptaient 700 et 800 feux, réduites à moins de 30 par le continuel passage des gens de guerre. »
Dans les quinze dernières années du règne de Louis XIV, la détresse des campagnes ne fait que s’accroître ; c’est une véritable famine qui désole la France, pendant l’hiver de 1709.
Il est nécessaire de rappeler ces faits pour montrer qu’il y a eu, à ce point de vue, une indéniable amélioration dans les quatre-vingts dernières années de l’ancien régime : au XVIIIe siècle, le théâtre des hostilités se trouve presque toujours au-delà des frontières, et il y a moins de guerres qu’à l’époque du Grand Roi. Toutefois, on signale encore des crises graves : en 1725, 1740, 1759, de 1766 à 1768, de 1772 à 1776, en 1784 et 1785, enfin, en 1789, les subsistances haussèrent de prix dans d’énormes proportions; en 1785, la sécheresse obligea les cultivateurs à vendre une partie de leur bétail. En 1774 et en 1789, bien des paysans durent se nourrir de navets, de laitage et même d’herbes. En ces années de crises, la misère atteint surtout les journaliers, qui n’ont pour vivre que le travail de leurs bras.

Peut-être cependant ne faudrait-il pas pousser le tableau trop au noir. Il y a des régions où l’agriculture est plus prospère (comme la Flandre, la Picardie, la Normandie, la Beauce), où le paysan est plus à son aise. On s’en rendra mieux compte quand de nouvelles monographies auront été élaborées. Mais, dès maintenant, on en a bien l’impression quand on lit les Voyages en France, d’Arthur Young. L’économiste anglais observe le contraste qui existe entre les diverses régions ; il remarque l’aisance des contrées où la terre est cultivée surtout par de petits propriétaires. Entrant d’Espagne en France, il admire la prospérité du Roussillon :
« Ici, sans traverser un village, une barrière ou même une muraille, vous entrez dans un nouveau monde. Des misérables routes de la Catalogne, vous arrivez sur une splendide chaussée, faite avec la solidité et la munificence qui distinguent les grands chemins de France ; au lieu de lits de torrents, vous avez des ponts bien bâtis ; et d’une région sauvage, déserte et pauvre, nous nous trouvons transportés au milieu de la culture et du progrès. »
Tout compte fait, et dans l’ensemble, il paraît y avoir plus de bien-être — tout relatif encore — dans les campagnes, surtout à partir de 1750. Cependant, le paysan, aux approches de la Révolution, a un sentiment plus vif de sa misère. C’est que peut-être, comme on l’a finement remarqué, « l’allégement même de sa misère lui fait paraître plus lourd le poids de ce qui reste ; peut-être est-il dégoûté du présent par les idées et les espoirs nouveaux qui pénètrent dans les campagnes ».

Épidémies, mendicité et assistance. — Une conséquence de la misère et des mauvaises conditions de vie, ce sont les épidémies, très fréquentes, et qui, pour être moins terribles qu’au moyen âge, semblent encore très meurtrières. La rougeole et surtout la variole, le typhus et la fièvre typhoïde font des milliers de victimes : en 1741, en Bretagne, on compta plus de 80 000 morts. Chose curieuse : les épidémies sont plus fréquentes et plus redoutables dans les campagnes que dans les villes, comme le remarquent les médecins de l’époque, et notamment le Dr Bagot, de Saint-Brieuc, dans ses Observations médecinales. Et les paysans sont presque dénués de soins médicaux ; c’est seulement à la fin de l’ancien régime que le gouvernement organise l’assistance médicale, distribuant des remèdes et instituant des médecins des épidémies.

On comprend que la mendicité et le vagabondage soient de véritables fléaux, contre lesquels le gouvernement reste impuissant. C’est surtout dans les campagnes que mendiants et vagabonds sont nombreux ; dans les époques de crises, beaucoup de journaliers, réduits à la misère, accroissent la quantité de ces misérables ; beaucoup d’entre eux se réfugient dans les villes, pensant y trouver plus de secours. Mais les villes souffrent parfois autant de la misère que les campagnes.

C’est que, contre la misère, la charité privée est impuissante. L’assistance publique, en progrès dans les villes, est devenue, par contre, de plus en plus insuffisante dans les campagnes. Hôpitaux et aumôneries, autrefois assez nombreux, y ont peu à peu disparu ; pour donner un exemple, dans les pays de Rennes, Fougères et Vitré, il ne subsiste plus d’hôpitaux, à la fin de l’ancien régime, que dans 3 paroisses sur 140. Pour nourrir les pauvres, on ne trouve, en général, que de maigres fondations. Le clergé paroissial a pitié des misérables ; mais souvent il a peu de ressources, et les riches abbayes ne s’acquittent guère de leurs devoirs de charité. L’État se voit donc obligé de s’occuper de l’assistance ; un effort sérieux a été tenté par des ministres réformateurs comme Turgot et Necker ; on a créé des ateliers de charité pour faire subsister les pauvres, on a fondé des bureaux d’aumônes. Mais, à la veille de la Révolution, l’œuvre d’assistance n’a encore que peu de résultats efficaces et la question se pose, tout à fait urgente, à l’Assemblée constituante, qui institue un Comité de mendicité.

Les troubles agraires. — Les populations rurales le plus souvent supportent passivement les charges qui pèsent sur elles. Chose curieuse, il n’y eut d’insurrections véritables que sous le règne de Louis XIV, ce roi dont, prétend-on, l’autorité s’imposait si fortement, et précisément dans les années les plus prospères de ce règne. Les paysans s’insurgent contre l’établissement d’impositions nouvelles ou contre l’aggravation de contributions anciennes. Dès 1662, c’est le Boulonnais qui s’agite ; Louis XIV, en dépit des anciens privilèges, avait voulu y imposer, comme il le dit dans ses Mémoires, « une très petite somme », ce qui « produisit un mauvais effet » : 6 000 personnes prirent les armes, et la révolte fut durement réprimée. En 1664, en Béarn et en Bigorre, lorsque la gabelle y est introduite, éclatent des troubles qui se prolongent pendant plusieurs années ; tout le pays se soulève. Dans le Vivarais, en 1670, le bruit absurde se répandait qu’un édit taxait la naissance des enfants, les habits et les chapeaux neufs. Toute la campagne des environs d’Aubenas (une vingtaine de paroisses) s’insurge sous la conduite d’Antoine du Roure.

Quand, au moment de la guerre de Hollande, Colbert dut créer de nouveaux impôts (papier timbré, augmentation des gabelles, monopole sur le tabac, etc.), les campagnes de la Guyenne s’agitent, en 1675, et le gouvernement, pour réprimer l’insurrection, mobilise plus de 200 compagnies. Au même moment, et pour les mêmes raisons, une partie de la Basse-Bretagne s’insurge. Un certain nombre de paroisses rédigent ce que l’on a appelé le Code paysan, véritable programme de revendications, qui annonce déjà les cahiers de 1789. L’insurrection commence, en effet, à prendre le caractère d’une jacquerie qui s’attaque à la noblesse. Comme nous le montre l’historien qui a consacré une excellente étude à la révolte du papier timbré, M. Jean Lemoine, la répression fut terrible : on ne faisait que pendre des paysans révoltés, les troupes tuaient et volaient. Toutes ces insurrections semblent bien avoir été spontanées. Ainsi que l’a dit très justement Ernest Lavisse, « entre ces « émotions », qui se produisent pour les mêmes causes dans le même moment, il n’y a pas d’entente ; Bretagne et Guyenne, Rennes et Bordeaux agissent chacun de son côté, ne se connaissent pas ; les feux épars ne se sont pas réunis en un incendie général ».

Il est intéressant de remarquer qu’au XVIIIe siècle, à une époque où l’on considère qu’il y a décadence de l’autorité royale, on ne perçoit aucune insurrection paysanne analogue [...]

Souvent, la brutalité est un trait de caractère du paysan. Les domestiques sont fréquemment maltraités. Les juges des régaires de Tréguier, en Bretagne, déclarent que « le mépris des lois et l’insolence de certains gros paysans de ce canton sont montés à un si haut degré, qu’il n’est pas possible à un domestique de les servir sans courir à chaque instant les risques d’être excédé de coups ou d’invectives, ou les deux à la fois ». Les rixes sont fréquentes, qui mettent aux prises, soit des individus, soit même les habitants de deux villages rivaux. C’est la raison pour laquelle on redoute, en bien des régions, les fêtes villageoises, les « assemblées », occasion de divertissements qui aboutissent trop souvent à des bagarres. Cela est surtout vrai de pays comme la Bretagne, où la population, dispersée dans des maisons ou des hameaux isolés, est peu préparée à la vie sociale.

Ce qui d’ailleurs incite à la violence, c’est l’ivrognerie. Dans les campagnes, on boit moins d’eau-de-vie que de nos jours ; ce que nous appelons l’alcoolisme n’existe pas encore.
N’empêche que bien des cahiers de paroisses, en 1789, demandent qu’on restreigne la quantité des cabarets, qui sont nombreux, non seulement dans les villages, mais aussi le long des routes.

L’enseignement. — On peut affirmer que la population des campagnes est très inculte et que la grande majorité des paysans ne sait ni lire, ni écrire.

Sans doute, dans certaines régions, notamment dans l’Est et dans le Nord, les écoles sont plus nombreuses. Mais ailleurs, et surtout dans l’Ouest, beaucoup de paroisses ne possèdent pas d’écoles, et les écoles de filles sont encore plus rares. Comme, le plus souvent, aucune fondation n’assure l’entretien de l’école, c’est le curé ou son vicaire, en bien des cas, qui fait la classe, plus ou moins régulièrement. Ce qu’il faut dire, c’est que, l’enseignement dépendant de la charité privée (les petites écoles sont dénommées souvent écoles de charité), cet enseignement est forcément précaire : des écoles restent fermées pendant plusieurs années. D’ailleurs, il ne faut pas se faire d’illusion sur la qualité de l’enseignement primaire ; il ne consiste guère que dans la lecture, l’écriture et le catéchisme. Combien il laissait à désirer, c’est ce que montrent, d’une façon indirecte, le projet attribué à Turgot par le Mémoire sur les municipalités, rédigé par Dupont de Nemours, ainsi que les beaux programmes d’éducation nationale, élaborés par les assemblées révolutionnaires.

En tout cas, sans aucun doute, il y a énormément d’illettrés dans les campagnes. Une preuve, entre beaucoup d’autres, c’est que les cahiers de paroisses de 1789, notamment en Bretagne, ne portent, en général, que très peu de signatures, et il est beaucoup de ces cahiers qui déclarent que « tous ceux qui savent ont signé », ou encore que « le plus grand nombre ne savent pas signer ». Le procès-verbal de l’Assemblée de Pontivy de 1790 note que, « dans les municipalités de campagne, les maires et officiers municipaux savent à peine écrire ». Les signatures apposées sur les contrats de mariage qui nous ont été conservés sont pour la plupart informes. Enfin, nombreux sont les cahiers de 1789 qui demandent « un maître d’école dont les enfants ont été privés jusqu’ici », qui réclament l’établissement de « bonnes écoles ».

L’administration paroissiale. — Cependant, on perçoit le premier germe d’une vie politique. Les paysans commencent à prendre une conscience plus nette de leurs intérêts collectifs. Ils participent activement, en effet, à l’administration paroissiale. Il est vrai que l’assemblée paroissiale, l’ensemble des habitants, perd de plus en plus son autorité, au profit d’un corps restreint de notables, de ce qu’on appelle en Bretagne le « général » de la paroisse. Le général ou conseil de la paroisse comprend le seigneur, son sénéchal ou son procureur fiscal, le recteur, douze délibérants, les deux trésoriers ou ;marguilliers en exercice. Les délibérants ne peuvent être choisis que parmi d’anciens trésoriers. La masse des habitants n’intervient que rarement dans l’administration.

La paroisse a des officiers, qui exécutent les décisions du général ; ce sont : les greffiers, les bedeaux et surtout les marguilliers ou trésoriers. Ces derniers, qui sont élus pour un an, administrent les fonds et revenus de la paroisse, des confréries, des fondations, convoquent le général, proposent l’ordre du jour de ses délibération ; ils sont chargés aussi de l’entretien des enfant trouvés, de l’équipement des soldats de la milice, de la gestion des revenus communaux et des taxes extraordinaires. Ils ont une responsabilité financière. Leurs fonctions sont donc pénibles, onéreuses, et l’on comprend que les paysans essaient de s’y soustraire le plus possible.

Les généraux de paroisses sont, à la fois, conseils de fabrique et conseils municipaux ; ils ont donc à gérer une double administration : celle de la fabrique, généralement assez prospère, car elle a un budget bien défini, et celle du « gouvernement extérieur », presque toujours déplorable, car les communautés de campagne, pour satisfaire à leurs besoins temporels, n’ont ni budget, ni recettes régulières, rien que des ressources transitoires, alimentées par des taxes extraordinaires et des expédients ruineux.

Au XVIIIe siècle, l’administration temporelle de la paroisse se développe et se complique, par le fait même des progrès de la fiscalité royale : les fonctions d’assesseurs et de collecteurs des impôts deviennent de plus en plus lourdes ; on crée un syndic militaire pour assurer le logement des gens de guerre, et un syndic de la corvée, assisté de députés, qui dirige le service si pénible de la corvée.

D’ailleurs, les administrations paroissiales sont soumises étroitement à la tutelle de l’État ; pour tout acte de la vie municipale, l’autorisation du Gouvernement est indispensable ; les syndics sont véritablement les agents de l’intendant, qui dispose d’eux pour toutes les besognes administratives. L’autorité du seigneur s’exerce aussi sur les paroisses rurales ; n’est-ce pas l’un de ses officiers (sénéchal ou procureur fiscal) qui préside les délibérations du général ? Toutefois, au XVIIIe siècle, nous voyons les paroisses rurales se défendre assez énergiquement contre les usurpations seigneuriales, protester vigoureusement contre les atteintes portées aux droits d’usage des habitants, engager contre les propriétaires nobles de longs procès qui souvent les endettent fort.

Le mouvement qui tendait à grossir les fonctions temporelles des administrations paroissiales devait aboutir à la séparation définitive du spirituel et du temporel. A cet égard, l’édit du 25 juin 1787, qui établit, dans les campagnes comme dans les villes, des municipalités organisées d’une façon uniforme, a vraiment une grande portée. Dans chaque communauté, on établit un conseil, composé du seigneur, du curé et de 3, 6 ou 9 membres élus, selon le nombre des feux. Ces membres représentent bien l’assemblée paroissiale, car ils sont élus au scrutin secret par tous les habitants payant au moins 10 livres d’imposition foncière et personnelle. Les assemblées générales ne sont plus guère, d’ailleurs, que des assemblées électorales. C’était une véritable organisation municipale, au sens moderne du mot, qui était créée.

Les paysans commencent donc à s’éveiller à la vie politique. Irrités par la réaction seigneuriale, qui marque la fin de l’ancien régime, ils ne craignent pas, en 1789, dans leurs cahiers de paroisse, de faire entendre hautement leurs revendications. Et bientôt, par leurs pétitions, puis par leurs violences (attaques de châteaux, brûlements d’archives), ils forceront la main aux assemblées révolutionnaires, les obligeront à abolir le régime seigneurial, à rendre pleinement autonomes leurs propriétés.

Puis, en 1776, paraît le célèbre pamphlet de Boncerf sur les Inconvénient des droits féodaux, secrètement encouragé par Turgot. Malgré son extrême modération, puisqu’il ne demande le rachat obligatoire que pour les successeurs des seigneurs actuels, il est condamné par le Parlement de Paris. Voltaire adhère pleinement aux idées de Boncerf et s’élève vigoureusement contre le Parlement, dénonce son égoïsme :
« Proposer la suppression des droits féodaux, c’est encore attaquer particulièrement les propriétés de Messieurs du Parlement, dont la plupart possèdent des fiefs. Ces Messieurs sont donc personnellement intéressés à protéger, à défendre, à faire respecter les droits féodaux : c’est ici la cause de l’Église, de la noblesse et de la robe. Ces trois ordres, trop souvent opposés l’un à l’autre, doivent se réunir contre l’ennemi commun. L’Église excommuniera les auteurs qui prendront la défense du peuple, fera brûler auteurs et écrits ; et, par ces moyens, ces écrits seront victorieusement réfutés. »
Dans les Contes de Florian, il n’est question que de bergers et de bergères. Marie-Antoinette, à Trianon, joue à la fermière. Sans attacher à ces manifestations d’un nouveau « snobisme », comme l’on dirait aujourd’hui, plus d’importance qu’elles n’en méritent, il faut cependant reconnaître qu’elles révèlent, dans une certaine mesure, les tendances d’une époque.

Importance prépondérante de la question paysanne.
— La question paysanne devait, d’ailleurs, forcément se poser dans un pays où, numériquement, la population des campagnes tient une si grande place, dans une région où la grande industrie n’en est encore qu’à ses débuts, où la production agricole prime toutes les autres. Vauban disait déjà que « la vraie richesse d’un royaume consiste dans l’abondance des denrées, dont l’usage est si nécessaire à la vie des hommes qui ne sauraient s’en passer » ; il considérait aussi que la grande ressource du pays, c’était sa population et surtout sa population rurale. Au XVIIIe siècle, l’intérêt que les administrateurs éclairés, comme les économistes, portent aux questions agricoles, attire l’attention des contemporains sur la condition de la classe qui, seule, se livre à la culture de la terre. En Angleterre, à la même époque, ce sont les questions commerciales et industrielles qui passionnent surtout l’opinion publique.




Notes

[1] Mémoires de François-Yves Besnard, Souvenirs d’un nonagénaire, 1880

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