La France Économique et Sociale au XVIIIe siècle

Henri Sée
Extraits de La France Économique et Sociale au XVIIIe siècle, 1925

Le plus souvent, lorsque l’on trace le tableau de l’ancienne société française, on adopte une classification d’ordre juridique ; on distingue essentiellement les trois états : le clergé, la noblesse, qui sont les ordres privilégiés, puis les roturiers que l’on englobe dans une seule catégorie, le tiers état. Cette classification a le grave défaut de ne pas reposer sur la vie économique, qui contribue plus que quoi que ce soit à déterminer la condition des classes sociales. Considérons, par exemple, le tiers état ; il comprend des classes profondément distinctes en réalité : la haute bourgeoisie (hommes de loi, titulaires d’offices, gens de finance), les négociants et marchands, les artisans et ouvriers, enfin les paysans.

La fabrique Wetter, Joseph Gabriel Maria Rossetti, 1765 [source : Les Petites Mains]

LA PETITE INDUSTRIE, LES MÉTIERS ET LES CORPORATIONS


Prédominance de la petite industrie. — Au XVIIIe siècle, malgré les transformations économiques qui annoncent l’avènement de la grande industrie [...], c’est le régime de la petite industrie, des petites entreprises, qui reste prédominant. Cela est vrai, non seulement de tous les métiers qui ont pour objet de pourvoir aux besoins de l’alimentation, du vêtement, de la construction, etc., mais aussi des métiers de l’industrie textile, qui, plus tard, constitueront le domaine de la grande industrie. On le verra, les établissements « concentrés », même à la fin de l’ancien régime, restent l’exception. En Poitou, écrit en 1747 un inspecteur des manufactures, « on compte cinq cents fabricants, mais la plupart travaillent par eux-mêmes, de sorte qu’il n’y a pas plus de cinquante maîtres qui fassent travailler uniquement à façon » ; trente ans plus tard, on constatera, dans cette province, à peu près la même organisation du travail.

Partout, en France, les tanneries, les verreries, les papeteries, à part quelques grands établissements, les teintureries et blanchisseries sont de petites exploitations, qui n’occupent que quelques ouvriers. Dans la plupart des villes, les petits artisans travaillant seuls ou n’employant qu’un seul compagnon sont en majorité. A Bordeaux, les compagnons ne sont que quatre fois plus nombreux que les maîtres. A Paris, en 1791, si quelques fabriques d’étoffes emploient plusieurs centaines d’ouvriers, la moyenne n’est cependant que de seize ouvriers par patron. A fortiori, dans les villes de second ou de troisième ordre, comme Rennes, les grands établissements industriels sont très rares.

Les corporations. Métiers libres et jurandes. — C’est donc le régime des métiers que nous avons d’abord à considérer. On distingue les métiers libres et les jurandes.

Malgré les efforts du pouvoir royal, en dépit de l’édit de 1673, qui renouvelait les édits de 1581 et de 1597, les métiers libres n’ont pas tous été transformés en jurandes ; ils subsistent encore fort nombreux, plus nombreux, au total, que les autres. Même lorsqu’ils aspirent à cette transformation, ils se heurtent à l’opposition, soit des jurandes existantes, soit des autorités municipales, qui invoquent l’intérêt public.
La transformation du métier libre en jurande a pour effet : de déterminer les règles de l’apprentissage ; de rendre le chef-d’œuvre obligatoire ; de fixer les rapports entre les maîtres ; de créer des jurés. Les métiers libres, d’ailleurs, ont aussi des règlements, mais qui sont moins stricts que les statuts et dont l’application est contrôlée, non par les jurés du métier, mais par l’autorité municipale ou seigneuriale.

L’apprentissage. — Dans les métiers libres, la durée de l’apprentissage n’est pas fixée, le nombre des apprentis n’est pas limité. Dans les métiers jurés, au contraire, le contrat d’apprentissage est obligatoire et la durée en est déterminée par les statuts, variant, en général, de quatre à huit ans. On fixe les droits et les devoirs respectifs des maîtres et des apprentis. L’apprenti doit donner une pension pour son entretien, et il s’engage à ne pas quitter son maître. Le maître, de son côté, doit lui enseigner son métier « sans lui rien cacher », le nourrir et loger convenablement, le traiter avec douceur. Le nombre des apprentis est limité par les statuts, le plus souvent à un ou deux ; ont veut éviter ainsi qu’aucun maître ne puisse avoir d’avantage sur ses confrères, et les compagnons tiennent aussi à cette règle, car ils craignent la concurrence des apprentis.

On voit bien clairement qu’au XVIIIe siècle, pas plus qu’aux époques antérieures, les apprentis ne sont pleinement assurés de jouir des garanties que prétendaient leur assurer les statuts corporatifs et les contrats d’apprentissage. Souvent, ils sont soumis à un travail excessif, on les emploie comme domestiques, ils ont à endurer les brutalités des maîtres et des compagnons, si bien que les autorités publiques se préoccupent de les protéger.

Les compagnons. — Pour devenir compagnon, deux conditions sont nécessaires : il faut avoir été apprenti et il faut donner un droit d’entrée. Les maîtres veulent se réserver l’embauchage de leurs ouvriers ; ils craignent que les compagnons ne s’en chargent eux-mêmes, comme c’est le cas dans les métiers du tour de France.

Le compagnon est lié au maître par un contrat de louage, souvent verbal, auquel il doit, en toute circonstance, rester fidèle. La discipline est souvent très dure : l’ouvrier doit achever l’ouvrage qu’il a commencé et ne pas quitter son maître sans lui avoir donné congé quinze jours à l’avance.

En somme, il existe, en quelque sorte, un monopole collectif des maîtres sur la main-d’œuvre ; il est défendu aux maîtres de débaucher les compagnons d’un confrère. Il est défendu aussi aux ouvriers de travailler pour leur compte, en chambre : les chambrelans sont comme traqués par les communautés de métiers ; il en subsiste toujours cependant.

Au XVIIIe siècle, plus encore qu’aux époques antérieures, il est impossible à la plupart des compagnons de sortir de leur condition : c’est surtout la conséquence de l’organisation légale des métiers.

L’accès à la maîtrise. — L’accès à la maîtrise devient, en effet, de plus en plus difficile. Le chef-d’œuvre, absolument obligatoire, est souvent très compliqué, très long à achever, par conséquent fort onéreux, en dépit des règles fixées par les ordonnances royales, sans compter qu’il faut faire des présents aux maîtres chargés de le juger.

Puis, l’aspirant à la maîtrise doit payer des vacations aux maîtres jurés, donner à la corporation une redevance, souvent fort élevée, et qui s’accroît encore au XVIIIe siècle : chez les apothicaires de Paris, elle s’élève à 1000 l., chez les limonadiers-distillateurs, à 800. De leur côté, les pouvoirs municipaux, seigneuriaux, royaux exigent aussi des droits de maîtrise de plus en plus élevés. Enfin, il faut compter avec les exactions et les abus des jurés, qui parfois se font donner par les candidats des sommes indues.

Considérons, d’autre part, que les fils et gendres des maîtres sont souvent dispensés complètement du chef-d’œuvre, ou n’ont à faire qu’un demi chef-d’œuvre : que les droits auxquels ils sont soumis sont réduits presque à rien. Aussi la maîtrise est-elle devenue presque entièrement un monopole familial.

L’administration de la communauté. Les jurés. — Les corporations se réunissent à certaines époques déterminées, forment des assemblées électorales, tous les ans, et des assemblées d’affaires, environ tous les mois ; seulement, ces assemblées n’ont pas une grande indépendance, car ce sont les pouvoirs publics qui déterminent leur ordre du jour.

Toutefois, l’administration de la corporation se trouve entre les mains des jurés, au nombre de quatre ou de deux, élus pour deux ans par les maîtres. Leurs attributions sont très complexes : ils ont la police du métier, le contrôle de la fabrication, examinant la qualité des produits, vérifiant leur poids, inspectant les mesures et les instruments, marquant les objets qui leur paraissent loyalement fabriqués ; ils ont aussi la gestion des intérêts matériels, des finances de la communauté. Ils se montrent très actifs, mais commettent souvent des abus.

Les confréries. — A côté de la corporation, on trouve la confrérie, qui souvent d’ailleurs se confond avec elle, mais dont le caractère est uniquement religieux et charitable. La confrérie a une chapelle ou un autel, où elle fait dire des messes, le jour de la fête patronale et aux grandes fêtes de l’année ; elle fait célébrer les obsèques de ses membres. La confrérie a aussi pour fonction de donner des secours aux confrères tombés dans la misère, aux veuves et aux orphelins, parfois même aux compagnons. Mais elle s’intéresse beaucoup moins à ces derniers. Les compagnons forment donc souvent des confréries séparées, des associations, des compagnonnages, qui leur permettent de s’entraider et de lutter contre les maîtres ; on le verra plus loin, d’une façon plus précise.

Le véritable rôle des communautés de métiers. — Elles ont surtout pour but de maintenir le monopole collectif des maîtres du même métier. Elles s’efforcent aussi de diminuer entre eux les effets de la concurrence, leur défendant d’avoir plus d’une boutique, s’opposant aux accaparements, se préoccupant d’assurer à tous la matière première dont ils ont besoin. Chacun des métiers forme un corps fermé en lutte avec les autres corporations ; chacun s’efforce de maintenir ses privilèges et son monopole, de se défendre contre les empiétements d’une corporation voisine ou d’empiéter sur une autre. Aussi partout voit-on des procès souvent interminables éclater entre cordonniers et savetiers, tailleurs et fripiers. Les merciers sont sans cesse en conflit avec toutes sortes de corporations, précisément parce qu’ils prétendent vendre toutes sortes de marchandises. Les marchands drapiers font de constants efforts pour se défendre contre la concurrence des merciers, grossiers, tailleurs et joailliers, qui ne se font pas scrupule de vendre des draps à leurs clients ; on le voit bien nettement à Nantes, pendant tout le cours du XVIIIe siècle. Les corporations luttent aussi contre les étrangers, contre les forains ; à Rennes, la communauté des marchands prétend les obliger à ne vendre qu’en gros. Et aux forains on assimile les marchands juifs, dont on redoute la concurrence.

D’ailleurs, en ce qui concerne les marchands, à côté de ceux qui sont organisés en jurande, on trouve de nombreux petits marchands qui échappent au régime corporatif, et aussi de gros négociants qui parviennent plus facilement à maintenir leur indépendance, surtout dans les grandes places de commerce. Ces négociants se trouvent souvent en conflit avec des corporations d’artisans, par exemple, à Nantes, avec les cloutiers, qui prétendent interdire l’importation des clous étrangers ; les négociants assurent que ces derniers, d’accord avec les maîtres de orges, se livrent à des pratiques condamnables.

Hiérarchie légale des métiers. — On trouve souvent, parmi les métiers, une hiérarchie légale, qui procède presque toujours d’une hiérarchie économique, car certains métiers mènent plus aisément à l’aisance et même à la fortune. C’est ainsi qu’une ordonnance municipale de Dijon, de janvier 1727, répartit les métiers en quatre classes.
  • Première classe : les imprimeurs, libraires, chirurgiens, apothicaires, merciers, drapiers, orfèvres, quincailliers, cartiers, boutonniers.
  • Deuxième classe : les métiers de l’alimentation (boulangers, bouchers, pâtissiers, charcutiers, cuisiniers, marchands de vin), les métiers de la sellerie et des peaux, les cordonniers, les tapissiers.
  • Troisième classe : les métiers du métal et de l’ameublement.
  • Quatrième classe : les ouvriers du bâtiment, les savetiers, les ouvriers travaillant à façon (drapiers, ouvriers agricoles, etc.).
A Paris, au-dessus des autres communautés, se sont élevés les Six Corps (drapiers, épiciers, merciers, pelletiers, bonnetiers, orfèvres), qui exercent une prépondérance de plus en plus grande sur les autres métiers.

Conséquences économiques du régime des jurandes. — Sans doute, la surveillance et la réglementation ont eu parfois pour effet d’empêcher les malfaçons, d’obtenir des produits de bonne qualité. Mais, d’autre part, des fraudes et des négligences nombreuses se produisent, qui sont nuisibles au public, et que la concurrence pourrait entraver. L’organisation des métiers favorise aussi l’esprit de routine, l’hostilité contre toute innovation.

Si l’esprit de corps engendre parfois la dignité morale, accentue le sentiment de la responsabilité, par contre, l’organisation corporative produit de futiles querelles de préséance, le mépris des métiers les uns pour les autres : du tanneur pour le corroyeur, du sergetier pour le cardeur, de l’apothicaire pour l’épicier, etc.. L’organisation est démocratique en un sens, puisqu’elle tend à établir l’égalité entre les maîtres, l’égalité dans la médiocrité, mais elle a, d’autre part, un caractère aristocratique, puisqu’elle tend à transformer les communautés en corps fermés, inaccessibles aux compagnons.

La communauté de métier n’est, en aucune façon, l’association familiale où maîtres et compagnons sont censés vivre côte à côte en parfaite harmonie ; elle ne défend que les intérêts des maîtres, et c’est un grossier contresens que de vouloir assimiler les corporations de l’ancien régime aux modernes syndicats. Enfin, l’organisation du travail que représentent les jurandes est de moins en moins d’accord avec les besoins économiques de l’époque.

Accentuation de l’organisation corporative. — Tous les caractères que nous venons de décrire s’accentuent de plus en plus au cours du XVIIIe siècle. La royauté y contribue, lorsqu’elle s’efforce encore une fois de soumettre tous les métiers au régime des jurandes, par son arrêt du 23 août 1767, qui renouvelle l’édit de 1673. Elle favorise aussi la réforme, la révision des statuts, que demandent les communautés, afin de rendre plus étroites la réglementation, plus strict leur monopole, afin d’empêcher la concurrence ; elle y a intérêt, car elle touche un droit pour chacune de ces réformations. Puis, l’autorité royale exerce sur les communautés une tutelle plus étroite encore, surtout en matière financière.

L’esprit routinier des corporations ne fait que s’exagérer. Elles sont hostiles à toute innovation. En 1736, les boutonniers prétendent s’opposer à la fabrication des boutons au métier. En 1756, le roi avait autorisé Bedel à appliquer aux étoffes de coton un genre de teinture bleue, dont il était l’inventeur ; il monta son industrie, mais, en 1763, les grands teinturiers lui intentent un procès. Un chapelier de Paris, Leprevost, fabrique des chapeaux mêlés de soie ; ses confrères ne cessent de le persécuter ; en 1760, les jurés saisissent un grand nombre de ses chapeaux et il lui faut quatre années pour obtenir l’autorisation de continuer son commerce. Ainsi, à un moment où les besoins de la production s’accroissaient, les communautés de métiers constituaient une entrave à tout progrès industriel.

Ruine financière des corporations. — Les corporations sont en butte à des difficultés financières de plus en plus graves. La cause essentielle nous en apparaît clairement : ce sont les exigences croissantes de la fiscalité royale, exigences qui se manifestent surtout à la suite des guerres engagées par Louis XV.
Voici que, comme sous le règne de Louis XIV, on édicte des créations d’offices, en vue de rachats lucratifs.

En 1745, on établit des inspecteurs et contrôleurs des jurés, dont on autorise le rachat. Mais, en fait, on ne put l’opérer que très difficilement ; les corporations rennaises, par exemple, ne pouvaient trouver les 194 000 livres exigées, car elles étaient déjà ruinées par les rachats du commencement du siècle ; dans le Roussillon, l’intendant déclare qu’il est impossible de recouvrer les sommes qu’imposerait le rachat, « quand même on dépouillerait les gens de métiers de tous les meubles ou effets qu’ils peuvent avoir dans leur maison ».

Le pouvoir royal crée aussi des lettres de maîtrise, bien moins nombreuses, il est vrai, qu’au XVIIe siècle. En 1757, le roi avait promis de n’en plus délivrer ; mais, en 1767, comme il avait besoin d’argent, il créait 12 maîtrises par métier à Paris ; 8, dans les villes ayant une cour supérieure ; 4, dans celles dotées d’un présidial ; 2, dans les autres. Les communautés sont maintenant tellement endettées que souvent elles ne rachètent plus les nouvelles maîtrises. Enfin, il faut noter encore les dons, plus ou moins volontaires, comme les 514 000 livres offertes par les Six Corps de Paris, en 1759, au lendemain de la défaite de Rosbach.

Les communautés de métiers sont toujours obérées par leurs dettes anciennes, par les procès qu’elles doivent soutenir, par leurs frais d’administration. Les emprunts accroissent les dépenses annuelles, et il faut sans cesse en contracter de nouveaux pour payer les intérêts des anciens. Il arrive un moment où les corporations ne peuvent se tirer d’affaire qu’en ayant recours à des égails, à des contributions sur leurs membres, à l’augmentation des droits de réception, etc... La ruine des communautés rejaillit donc sur leurs membres, dont la situation économique devient de plus en plus difficile, comme on peut s’en rendre compte dans le Roussillon, à Rennes, ailleurs encore. Le gouvernement se préoccupe donc, surtout après 1750, de la liquidation des dettes des communautés, et c’est cette question qui provoque précisément les premiers projets de réformes.

Les projets de réformes. — De nombreux mémoires, surtout après 1750, réclament la restriction des monopoles corporatifs ou même un complet régime de liberté. Le secrétaire d’État Bertin, en 1761, demande qu’on réduise le nombre des corporations en en fondant plusieurs en une seule.

Profitant de l’arrivée de Turgot au pouvoir, les économistes engagent une active campagne. Ils font paraître, en 1775, un mémoire de Bigot de Sainte-Croix, Essai sur la liberté du commerce et de l’industrie, qui expose fortement tous les défauts du régime corporatif et qui demande la complète liberté du commerce et de l’industrie ; les Six Corps, pour y répondre, font rédiger par Me Delacroix un long mémoire, qui veut démontrer que la conservation des anciens privilèges est une garantie pour le public.

La réforme de Turgot. — L’édit de 1776 procédait de tout le mouvement d’idées antérieur. Dans le préambule, Turgot s’appliquait à démontrer les effets désastreux du régime corporatif sur l’industrie, les ouvriers, les consommateurs. Au droit royal il opposait le droit naturel et proclamait qu’on ne pouvait vendre le droit au travail, car ce droit était « la propriété de tout homme », et cette propriété « la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes ». En conséquence, « il sera libre à toute personne, de quelque condition et qualité qu’elle soit », d’exercer toute espèce de commerce et même d’en « réunir plusieurs ». Les procès, ainsi que les malfaçons, seront jugés par les officiers de police. Il est défendu aux maîtres et aux ouvriers « de former aucune association ni assemblée entre eux, sous quelque prétexte que ce puisse être » ; toute confrérie est également supprimée.

Mais l’édit, qui se heurta d’ailleurs à une très vive opposition, n’a pas été appliqué ; Turgot l’a entraîné dans sa chute. Cependant, on ne rétablit pas intégralement l’ancien régime, comme le montre le nouvel édit d’août 1776, qui est une sorte de compromis : certaines professions seront libres ; d’autres seront organisées en communautés, mais on réunira ensemble plusieurs communautés similaires. L’édit d’août ne concernait que Paris ; on essaya cependant d’en étendre les dispositions à la province, mais cela ne se fit que très lentement et péniblement ; dans la Flandre française, en Artois, en Bretagne, l’ancienne organisation fut maintenue.

En somme, malgré certaines améliorations dans le régime, la question des corporations de métiers se posait toujours aussi fortement lorsqu’éclata la Révolution. En 1789, beaucoup de cahiers se prononcent pour leur suppression ; c’est qu’ils reflètent les sentiments de la haute bourgeoisie, des professions libérales et des négociants ; au contraire, les maîtres des métiers en demandent le maintien ; ainsi se marque l’opposition des classes [...]. La Constituante ne fera que reprendre la mesure radicale de Turgot.

Extension de l’industrie rurale. — L’un des traits caractéristiques de l’évolution industrielle du XVIIIe siècle, c’est l’extension de l’industrie rurale ; elle marque fortement, en effet, l’emprise du capitalisme commercial sur la fabrication.

L’édit de 1762, qui donne aux habitants des campagnes le droit de fabriquer toute espèce d’étoffes sans faire partie de corporations de métiers, n’a pas l’importance qu’on lui a souvent attribuée ; sans doute, il a facilité les progrès de l’industrie rurale, mais il confirme surtout un état de fait.

On distingue nettement deux types d’industrie rurale. Le premier s’applique aux régions dont les ressources agricoles sont insuffisantes et où la vie urbaine est peu active, comme la Bretagne et le Bas-Maine. Dans ces contrées, l’industrie campagnarde de la toile ne fait nullement concurrence aux métiers urbains, peu nombreux. Les marchands se livrent exclusivement à des transactions commerciales, ne dirigent pas la production, ne distribuent pas la matière première, que le paysan récolte sur place ; tout au plus s’occupent-ils de faire opérer le blanchiment et le finissage des toiles ; c’est tout à fait par exception qu’ils deviennent entrepreneurs de manufactures. En Bretagne et dans le Bas-Maine, l’industrie rurale ne donnera pas naissance à l’industrie capitaliste ; quand elle tombera en décadence à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe, ces provinces deviendront presque exclusivement agricoles.

Au contraire, dans des pays comme la Flandre, la Picardie, la Haute-Normandie, où l’agriculture est prospère, où l’industrie urbaine a essaimé dans les campagnes environnantes, où l’industrie rurale s’est développée surtout parce que nombre de paysans sont dépourvus de propriété, l’artisan rural dépend souvent de véritables manufacturiers, qui lui font des commandes et donnent des directions à son travail. En tout cas, les négociants distribuent aux travailleurs de la campagne la matière première, leur fournissent même les métiers. Ce sont eux qui soutiennent la fabrication rurale au point de ruiner les métiers urbains, comme s’en plaignent les maîtres et compagnons de Troyes ; ce sont eux qui, à la fin de l’ancien régime, dans la bonneterie et dans la filature du coton, introduisent les métiers mécaniques, ce qui rend plus désastreuse encore pour l’industrie urbaine la concurrence des campagnes. Il suffira que les métiers soient concentrés dans des usines pour que naisse la grande industrie, pour que le négociant-entrepreneur se transforme en patron industriel.


LES CLASSES OUVRIÈRES ET MARCHANDES

I. Les artisans

Leur mode de vie. — Toujours fort médiocre, il semble qu’il devienne encore moins satisfaisant au XVIIIe siècle. Dans la plupart des villes de province, beaucoup de maîtres, sur lesquels rejaillit la ruine financière de leurs corporations, sont gênés, ont du mal à vivre, se trouvent dans un état voisin de la misère, comme le constate le rapport de l’intendant de Bretagne, de 1755.

Au XVIIIe siècle, comme au XVIIe leur vie est bien étroite. Leur habitation est peu confortable. A Angers, nous disent les Souvenirs d’un nonagénaire, « les artisans étaient pour la plupart très étroitement logés ; outre leur boutique ou atelier, ils n’occupaient souvent qu’une grande chambre à coucher pour la famille, puis une autre pièce pour les compagnons que l’on était dans l’usage de nourrir et de loger ». Les boutiques les mieux achalandées ont un aspect assez misérable : cependant, à la fin du XVIIIe siècle apparaissent, dans les grandes villes au moins, quelques magasins vitrés.

L’alimentation est grossière, souvent insuffisante. A Châtellerault, la femme d’un coutelier décrit ainsi la nourriture : « du pain et de la soupe plusieurs fois par jour, parce que la viande est trop chère : soupe aux herbes, soupe aux carottes, soupe à l’oignon avec l’huile ; on boit de l’eau à la maison, mais, le lundi, le maître va boire du vin au cabaret avec ses compagnons ».

Leur condition n’est pas uniforme. — D’ailleurs, la condition des artisans varie assez sensiblement suivant le métier qu’ils professent. Les seuls qui soient vraiment aisés, ce sont ceux qui pourvoient à l’alimentation, surtout les aubergistes, pâtissiers, confiseurs, parfois les boulangers, plus rarement les bouchers, dont le métier n’est souvent que peu lucratif. Les métiers de l’habillement sont bien moins avantageux : ils contiennent beaucoup d’artisans, peu fortunés, qui se font concurrence : tel est le cas des tailleurs et des cordonniers. Dans le bâtiment, la plupart des maîtres sont assez peu aisés, bien que, parmi les maçons et les charpentiers, on trouve déjà des entrepreneurs, qui disposent de capitaux plus importants. Dans les industries urbaines du fer, on n’aperçoit encore aucune trace d’une semblable transformation ; les métiers de taillandiers et de tourneurs sont encore assez misérables. Parmi les teinturiers et les artisans du cuir, on observe une grande diversité de conditions.

Artisans perdant leur indépendance économique. — Si une petite minorité d’artisans tend à s’élever à une classe supérieure, bien plus nombreux sont ceux qui perdent de plus en plus leur indépendance économique et tendent à devenir des salariés. Tel est le cas de beaucoup d’artisans de l’industrie drapière, de plus en plus soumis à la domination économique des marchands drapiers. Tel est le cas surtout des maîtres ouvriers de la soie à Lyon, comme l’a montré d’une façon si précise M. Justin Godart. Le règlement de 1744, aggravant celui de 1667, rend plus stricte la « lettre de crédit » où sont inscrits les travaux que le maître ouvrier s’engage à livrer au marchand, de sorte qu’il ne peut que très difficilement quitter le négociant pour lequel il travaille, et qui fixe, sans le consulter, les prix de façon. Ainsi, une aristocratie de marchands tient sous sa dépendance une plèbe d’ouvriers. C’était là le résultat d’une évolution fatale ; les marchands, disposant de capitaux souvent considérables, devaient, à mesure que la production et le marché s’étendaient, faire la loi aux ouvriers, qui n’avaient pas d’avances.

En fait, les prix de façon, que les marchands imposent aux ouvriers, sont insuffisants pour assurer à ces derniers une vie convenable. Beaucoup d’entre eux sont réduits à la misère et réclament en vain un tarif équitable. Leur budget est toujours en déficit, même lorsque l’industrie est prospère. La journée de travail est excessive : « toujours, déclare l’abbé Bertholon, l’ouvrier fabricant devance l’aurore et prolonge ses travaux bien avant dans la nuit, pour pouvoir, par la longueur du temps, compenser la modicité des salaires insuffisants. Aussi des révoltes éclatent-elles assez fréquemment ; on les réprime durement, et elles n’ont pas pour effet d’améliorer le sort de ces malheureux ouvriers ».

II. Les marchands, les négociants, les directeurs de manufactures

Diversité des conditions. — Parmi les corporations marchandes, il en est dont certains membres, par leur situation de fortune, confinent à la haute bourgeoisie ; ce sont surtout les corporations des apothicaires, des imprimeurs et libraires, des orfèvres, des merciers, des marchands de drap et de soie. Mais, dans d’autres corporations, on constate des conditions bien diverses ; tel est le cas des épiciers. Puis il y a beaucoup de petits marchands : tels, les fripiers et surtout les revendeuses, regrattières, etc...

Dans la bourgeoisie commerçante, la place la plus haute est tenue par les négociants en gros, qui échappent à l’organisation corporative. On a déjà vu le rôle qu’ils jouent, comment, dans l’industrie textile surtout, ils commencent à imposer leur domination économique aux artisans. Ils ouvrent directement la voie à la classe des grands patrons industriels. Dans les ports comme Nantes, Bordeaux, Marseille, ce sont les armateurs qui constituent le principal contingent de la classe des négociants et jouent un rôle prépondérant. D’ailleurs, ils ne se bornent pas à l’armement ; ils font le plus souvent le commerce de commission et entreprennent l’assurance maritime.

C’est dans la même classe qu’il faut ranger les directeurs de manufactures, qui nous apparaissent parfois comme de grands capitalistes, ainsi que les concessionnaires de mines, tels les Mathieu, les Tubeuf, gros entrepreneurs qui se trouvent à la tête de puissantes sociétés capitalistes.

Les négociants possèdent déjà une situation prépondérante dans les rangs du tiers état ; c’est ainsi que, dans les assemblées électorales de 1789, bien que peu nombreux, ils éclipsent souvent les maîtres des corporations et sont souvent les seuls, avec les hommes de loi et les bourgeois vivant noblement, à rédiger les cahiers du tiers. L’opposition se marque entre négociants et artisans, tandis que les maîtres des métiers et les compagnons ont souvent les mêmes intérêts.

Le mode de vie de la bourgeoisie commerçante. — Comme il y a de grandes différences de situation entre les simples marchands et les négociants, leur genre de vie diffère aussi profondément. Les marchands, même aisés, vivent très simplement ; ils n’ont pas de salon ; ils mangent dans leur cuisine. Au contraire, les négociants ont un train de vie souvent plus luxueux que les nobles. Les armateurs de Nantes, ceux de Bordeaux et de Saint-Malo se font construire de splendides demeures, et ils connaissent tous les raffinements du luxe. Dans la seconde moitié du siècle, on constate encore un nouveau progrès du luxe et du confort ; dans une petite ville comme Laval, les négociants en toile se font élever de nouvelles habitations ou modifient tout l’aménagement des anciennes; ils ne se contentent plus d’une « pièce à feu », ils ne vivent plus dans leur cuisine, ils veulent déjà se donner un bien-être tout moderne.

III. Les compagnons

Les diverses catégories. — Il faut distinguer, parmi eux, les ouvriers des corps de métiers et ceux des manufactures. Ceux-ci sont plus mobiles et parfois on n’exige d’eux aucun apprentissage régulier. Il leur est plus facile aussi de franchir les divers échelons de la hiérarchie. Mais, d’autre part, ils sont soumis à la discipline plus sévère des règlements d’ateliers. Il leur est difficile aussi de quitter la manufacture : il leur faut un « congé par écrit » ; c’est déjà l’obligation du livret. A ceux qui passent à l’étranger et que l’on considère comme des déserteurs on inflige des peines fort sévères. Les ouvriers des corps de métiers sont traités d’une façon plus paternelle ; les maîtres souvent voient en eux des hommes appartenant à la même classe.

Condition de vie. — Le niveau de vie de l’ouvrier ne diffère pas profondément du standard of life du maître, seulement, il lui est encore inférieur. Il habite, en général, une mansarde peu confortable et son mobilier rudimentaire a une valeur qui ne dépasse guère une centaine de livres. Par son habillement il se distingue aussi, beaucoup plus qu’aujourd’hui, des autres classes de la société. Quand le compagnon est logé et nourri par le maître, son genre de vie est très variable suivant les métiers et les maîtres ; les papetiers ont su obtenir une nourriture confortable.

A quel point est dure la condition du compagnon, c’est ce que montrent surtout la durée de la journée de travail et les salaires. En règle générale, la journée commence de bonne heure et finit tard. A Versailles, dans nombre d’ateliers, on besogne de 4 heures du matin à 8 heures du soir ; à Paris, dans la plupart des métiers, on travaille seize heures, et les relieurs et imprimeurs, dont la journée ne dépasse pas quatorze heures, sont considérés comme des privilégiés. Il est vrai que le travail était moins intense que de nos jours et que les journées de chômage, imposées par les fêtes, étaient nombreuses ; mais les journées de travail n’en étaient pas moins pénibles.

Quant aux salaires, ils sont évidemment très variables, suivant les métiers et suivant les localités. Les plus favorisés des compagnons, des ouvriers qualifiés des villes, peuvent gagner 40 sous ; mais, dans l’industrie textile notamment, la moyenne ne dépasse pas 20 ou 25 sous ; en Bretagne, un tisserand ne reçoit guère plus de 10 à 12 sous, une fileuse, 5 à 6 sous ; dans les mines mêmes, les manœuvres gagnent souvent moins de 15 sous, les ouvriers qualifiés, de 20 à 25 sous. Dans les villes, il existe une grande quantité de manœuvres, exerçant de petits métiers, et qui ne parviennent pas à gagner leur vie. Les salaires se sont élevés, il est vrai, sous le règne de Louis XVI, mais, à cette époque aussi, s’est produite une hausse des prix qui dépasse de beaucoup la hausse des salaires, de sorte que la condition des ouvriers s’est plutôt aggravée.

Ce qui prouve, en tout cas, combien la condition des ouvriers était précaire, c’est qu’à chaque époque de crise, un grand nombre d’ouvriers sont réduits positivement à la mendicité ; cette misère apparaît d’une façon frappante lors de la crise de 1787-1789, qui a singulièrement contribué à provoquer la Révolution.

L’organisation ouvrière. Les compagnonnages. — Si les ouvriers n’ont pu améliorer sensiblement leur condition, c’est qu’il n’existe pas d’organisation ouvrière vraiment forte.

Il est vrai que les compagnons, exclus des confréries des maîtres, forment des confréries particulières, qu’on ne peut arriver à dissoudre. Ils forment aussi des associations générales, des compagnonnages, presque exclusivement restreints aux métiers du tour de France. Les compagnons du devoir ou dévorants et les compagnons du devoir de liberté ou gavots ne ressemblent, d’ailleurs, que fort peu aux modernes syndicats ; ce sont des associations secrètes, où un rituel, affectant des formes mystérieuses, joue un grand rôle. Cependant, les compagnonnages constituent des organes de défense et de résistance vis-à- vis des maîtres ; ils établissent des secours mutuels, jouent un grand rôle dans l’embauchage des ouvriers, au grand déplaisir des maîtres, que souvent ils parviennent à mettre à l’index en prévenant leurs camarades par des sortes de circulaires. Ils ont donc rendu de sérieux services aux ouvriers des métiers du tour de France. Mais la rivalité des deux compagnonnages, qui se manifeste souvent par des rixes sanglantes, les a empêchés de jouer un rôle pleinement efficace. Cette concurrence déplorable prouve précisément à quel point les ouvriers ont encore peu la conscience de leurs intérêts collectifs.

Les ouvriers de certains métiers, cependant, se distinguent par la puissance de leur organisation ; tels, les papetiers qui, grâce à elle, obtiennent des conditions de vie meilleure ; tels aussi les chapeliers, qui s’entendent même avec les ouvriers belges, comme l’a montré M. des Marez. Il semble qu’il existe déjà, dans certains centres au moins, des sociétés de secours mutuels qui servent de couvert à de véritables sociétés de résistance.

Les grèves. — Les coalitions temporaires deviennent plus fréquentes au XVIIIe siècle qu’aux époques antérieures. Mais ce sont surtout des explosions de colère violentes, qui s’éteignent rapidement. Certaines grèves, comme la grève des imprimeurs de Paris, en 1724, sont provoquées par le désir d’empêcher l’entrée dans les ateliers d’ouvriers étrangers ou non qualifiés, qui font baisser le prix de la main-d’œuvre. D’autres, comme la grève des relieurs de Paris (1776), ont pour objet la réduction de la journée de travail. Mais c’est surtout la question des salaires qui détermine les mouvements ouvriers. En 1724-1725, au moment où, pour abaisser les prix, on veut réduire les salaires, on signale un mouvement général dans les métiers parisiens, mais qu’on est parvenu assez rapidement à étouffer. A Paris, sous le règne de Louis XVI, il y eut un mouvement gréviste assez étendu : même les gagne-deniers, jusqu’alors sans organisation, ont formé une coalition. A Marseille, en 1787, éclate une grève très inquiétante d’ouvriers chapeliers.

Mais les grèves sont, en général, condamnées à des échecs, parce qu’elles sont presque toujours localisées à une corporation ou à une ville. D’autre part, les maîtres se coalisent contre les compagnons, s’entendent pour empêcher la hausse des salaires et intimider ceux de leurs confrères qui seraient disposés à céder aux réclamations ouvrières.

L’attitude des pouvoirs publics. — Considérons encore qu’au XVIIIe siècle, les pouvoirs municipaux et l’autorité royale se montrent particulièrement hostiles aux revendications ouvrières. On réprime durement les grèves des tondeurs de Sedan et celles des compagnons parisiens, à l’époque de Louis XVI.

L’État, au moment même où il tend à relâcher les règlements de fabrication, s’applique plus activement à renforcer la réglementation du personnel. Il se préoccupe surtout de lier l’ouvrier au patron. Rien ne le montre mieux que les lettres patentes de janvier 1749, qui défendent aux ouvriers, sous peine de 100 livres d’amende, de quitter leurs maîtres sans un congé écrit, qui interdisent aussi aux compagnons de s’assembler, de « faire confrérie », de « cabaler, pour se placer les uns les autres chez des maîtres ou pour en sortir, ou d’empêcher, de quelque manière que ce soit, lesdits maîtres de choisir eux-mêmes leurs ouvriers, soit français, soit étrangers ». Ainsi on veut soumettre étroitement l’ouvrier au patron ; c’est qu’on songe uniquement à favoriser la fabrication, à accroître la production.

L’édit de Turgot, de 1776, supprime toute association de compagnons, comme toute corporation de maîtres, et le ministre réformateur conserve toutes les mesures policières en usage contre les associations ouvrières. Enfin, le règlement de police du 12 septembre 1781 accentue encore les prescriptions antérieures, interdit aux ouvriers de former des confréries, de tenir des assemblées, de cabaler pour augmenter leurs salaires ; ils ne pourront quitter leur patron qu’après l’avoir prévenu à l’avance et terminé l’ouvrage en train ; ils ne pourront être reçus chez aucun maître s’ils ne lui présentent un congé écrit de leur ancien patron. L’obligation du livret est bien devenue générale. A tout instant, Parlements, intendants, officiers de police rendent des arrêtés contre des coalitions, des assemblées, condamnent des ouvriers comme « cabaleurs ». On montre une grande défiance même à l’égard des mutualités, qui se contentent, comme la Société des faïenciers de Nevers, d’assurer à leurs membres des secours en cas de maladie et d’assister les vieillards. On supprime brutalement la société de secours fondée par les chapeliers de Marseille en 1772. On craint sans doute, — et ce n’est peut-être pas sans raison —, que ces associations ne servent de masques à des organisations plus militantes.

Les fermiers généraux. — Au premier rang des gens de finance se placent les fermiers généraux. On comprendra leur importance si l’on considère que de la ferme générale dépend tout ce que nous appelons aujourd’hui impôts indirects : aides, contrôles, domaine, traites, gabelle, tabac. Tous les six ans, le bail de ces revenus était adjugé à un particulier pour une certaine somme ; celui-ci avait comme cautions des financiers, qu’on appelle improprement fermiers généraux, et qui étaient au nombre de 40. Ils versaient, chacun, un cautionnement, d’abord d’un million, puis de 1 560 000 livres à partir de 1768 ; ils touchaient les intérêts de ce cautionnement à 10 % et, en outre, une indemnité fixe d’environ 30 000 livres.

L’accroissement progressif des baux de la ferme générale marque la hausse de ses revenus : en 1726, 80 millions ; en 1744, 92 ; en 1756, 110 ; en 1768, 132 ; en 1774, 152. Necker, en 1780, a ôté à la ferme générale les aides, qui furent données à une régie générale, et les domaines, qui furent confiés à une « administration générale », ce qui n’empêcha pas le dernier bail, celui de 1786, d’atteindre la somme de 150 millions. Ce qui aggravait les abus que l’on reprochait à la ferme générale, c’étaient les croupes, c’est-à-dire les « parts d’intérêt » servies à des personnes qui avaient contribué à fournir les cautionnements des fermiers généraux ou qui simplement avaient, par leur influence, fait attribuer un poste de fermier général à tel ou tel financier. On ne saurait nier les abus auxquels donnait lieu la perception des impolis affermés, mais ces abus allaient en s’atténuant, vers la fin de l’ancien régime, et il ne faut pas croire sur parole des pamphlétaires, comme Darigrand, l’auteur de l’Anti-financier, de 1763, ni le marquis de Mirabeau.

On a beaucoup reproché à certains fermiers généraux leur basse extraction. On compte, il est vrai, parmi eux, surtout dans la première moitié du siècle, des hommes qui avaient débuté comme valets, tels que Teissier et La Bouexière. Mais la plupart avaient commencé leur carrière comme agents des finances ; ce fut, par exemple, le cas de Bouret, receveur général à la Rochelle, puis trésorier général de la maison du roi ; on cite un de ses collègues qui a été receveur général de Tours. Grimod de la Reynière avait pour père un financier. Dupin était le fils d’un receveur de tailles et sa fortune avait pour origine son mariage avec une fille naturelle de Samuel Bernard. Lallemand de Retz, Live de Bellegarde, d’Arnoncourt, fermiers généraux en 1726, appartenaient à des familles aisées et considérées. Quelques-uns même, comme d’Arconville et d’Angray de Vallerand, étaient issus de la noblesse de robe.

Ce qui est vrai, c’est que beaucoup d’entre eux jouissaient d’énormes fortunes ; tels Bouret, auquel on attribuait un revenu de 1 500 000 livres, et Thoynard qui, en 1753, laissa 19 millions à son fils, lequel ne tarda pas à les dissiper. Les fermiers généraux devinrent célèbres aussi par leur faste. A Paris, ils se font construire de splendides hôtels, parmi lesquels on peut citer l’hôtel de Samuel Bernard, dont les curieux restes sont conservés au musée André ; à la campagne, ils ont de superbes résidences, sans compter les « petites maisons » ou « folies » des faubourgs. Dans les environs immédiats de Paris, à Passy, Auteuil, Vanves, Ivry, Puteaux, Neuilly, on admire les maisons de campagne des riches financiers. Ce sont eux qui commandent les plus riches ameublements, les œuvres d’art du goût le plus sûr ; c’est pour eux que travaillent les artisans et les artistes les plus habiles. Les mémoires et les correspondances du temps nous entretiennent aussi des folles dépenses auxquelles se livrent les financiers pour leurs maîtresses, comédiennes ou « filles d’opéra ».

Rôle social des financiers. — Les financiers ont certainement contribué à la splendeur de la vie parisienne au XVIIIe siècle, qui a si vivement frappé J.-J. Rousseau, l’amateur des mœurs simples. Dans la Nouvelle-Héloïse, il montre que les arts ne travaillent que pour cette société de richards ; les auteurs dramatiques eux-mêmes ne savent plus, comme Molière, faire parler les gens du peuple ; ils ne peignent que des gens qui « ont un carrosse, un suisse, un maître d’hôtel ».

Cependant, Rousseau a été l’ami, le commensal, l’hôte, à l’Ermitage, de Mme d’Epinay, dont la maison s’ouvrait hospitalière aux hommes de lettres. Voltaire, de son côté, a eu bien des relations avec les financiers et notamment avec La Poplinière. Faut- il rappeler que, dans son salon, à sa table, Helvétius réunissait tout ce que Paris comptait de littérateurs distingués et de penseurs illustres ?

Ces financiers, en effet, ont voulu faire figure de mécènes ; pour décorer leurs demeures, ils ont fait appel à des artistes, à des peintres, à des sculpteurs. Les fermiers généraux ont souscrit aux superbes éditions des Contes et des Fables de La Fontaine ; ce sont les éditions des fermiers généraux, si recherchées des bibliophiles.

La nouvelle génération des fermiers généraux. — Toutefois, à partir de 1755, on constate un grand changement dans le personnel des fermiers généraux. Les hommes de plaisir ne constituent plus qu’une minorité, et les Turcarets mal dégrossis ont tout à fait disparu. Nombreux sont les titulaires de la ferme générale qui se distinguent par leur intelligence, leur probité et leur connaissance des affaires : tel, Jacques Delahante, fermier général depuis 1765 ; tel Paulze, le beau-père de Lavoisier. Lavoisier lui-même se fait remarquer de bonne heure par ses connaissances en matière économique ; il consacre une bonne partie de sa fortune à des recherches de chimie ; il se montre toujours généreux et désintéressé ; il doit illustrer la science française. Quant à Benjamin de la Borde, sa gloire est moindre ; mais, musicien, artiste et littérateur, c’est un homme vraiment distingué. Il semble, en un mot, qu’on puisse souscrire au jugement de Mollien, lorsqu’il déclare :
« La très grande majorité des fermiers de 1780, par la culture de l’esprit et l’aménité des mœurs, tenait honorablement sa place dans les premiers rangs de la société française et plusieurs, par la direction qu’ils avaient donnée à leurs études, auraient été très disposés à mieux servir l’État, même avec moins de profit, si les ministres, connaissant mieux leur siècle, avaient su mieux discerner les sources de la fortune publique, y mieux puiser et la diriger plus habilement vers son véritable but. »
Il n’en est pas moins vrai que la dureté des impôts que percevait la ferme générale avait pour conséquence de rendre impopulaires ses titulaires ; on s’explique ainsi que les cahiers de 1789 s’accordent à demander « l’abolition entière des fermes générales, qui ne contribuent qu’à enrichir une vingtaine d’hommes », tout en ruinant le peuple, et l’on comprend, sans en approuver la rigueur impitoyable, le procès et la condamnation de 1793.



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Extraits de l'ouvrage d'Henri Sée : La France Économique et Sociale au XVIIIe siècle :