Une vieille coutume : la plantation d'une vigne
en 1868, dans le Niortais et le Mellois




La plantation d'une nouvelle vigne était autrefois un acte important, considéré comme un événement familial et que l'on célébrait ensemble au village. En 1868, cette coutume était encore pratiquée aux environs de Niort, comme le rapporte l'écrivain Jules Guyot, auteur de l'Étude des Vignobles de France.

Cette étude, publiée trois ans après l’apparition du phylloxéra dans la région, est intéressante dans la mesure où elle vient compléter le témoignage de Maxime Arnaud [1]. Elle indique par exemple que les propriétaires de vignes parlaient déjà de les vendre où de les arracher, en tout cas au nord de Niort. La cause ne devait rien aux maladies : il était particulièrement difficile, à cette époque, de trouver de la main d’oeuvre bon marché, tant pour l’entretien que pour les vendanges.


Une vieille coutume
Selon Jules Guyot, quand un vigneron souhaitait barrer une vigne, c'est-à-dire la planter, il convoquait ses amis. Il pouvaient être une cinquantaine, qui le rejoignaient à sa propriété de bon matin. Il leur offrait un petit-déjeuner copieux. Après quoi, on rangeait symétriquement les fagots de boutures sur une charrette, autour d'une barrique de vin. De jeunes vignerons prenaient place sur la charrette, tandis que les autres se rangeaient et suivaient en ordre, la barre sur l'épaule, formant un cortège.

Barre de plantation de vigne du vigneron Niortais
La barre était une tige de fer pesant de 6 à 8 kilogrammes, ayant environ 4 centimètres de diamètre sur 1 mètre de longueur, portant une pointe d'acier terminée en pointe par un renflement, semblable à une lance. Cet instrument était caractéristique de la profession du vigneron niortais, comme des vignerons charentais. II y avait des vignerons mauvais et bons barreurs.

En effet, il fallait autant de force que d'adresse et d'exercice pour lancer la barre vigoureusement, verticalement, et toujours dans le même trou et dans son axe ; car la barre était, en effet, lancée contre la terre et autant de fois dans le même trou qu'il était nécessaire pour briser le rocher sous-jacent et pénétrer jusqu'à 30 ou 40 centimètres de profondeur, à laquelle on descendait la bouture à Niort, à Frontenay, à Beauvoir, à Mauzé, à Melle et dans toute la région.


Arrivés à la vigne en causant, en riant et en chantant, les vignerons déchargeaient les boutures et se servaient un premier verre de vin. Des lignes parallèles étaient tracées au cordeau, puis coupées par d'autres lignes perpendiculaires, et les points d'intersection ainsi marqués étaient les lieux où la barre devait percer le trou.

Les vignerons répartissaient ensuite les plants, et en peu de temps, quarante ou cinquante paires de bras agiles et forts maniaient et lançaient la la barre, saisissant du coin de l'oeil les mésaventures des néophytes et les traduisant en lazzis, qui volaient d'un bout à l'autre de l'atelier de travail, en distinguant les coups de maitre pour les vanter et les raconter plus tard.

Cependant la barre perçait le sol, éclatait le banc de roc et l'écartait par le mouvement de levier disloquant que le vigneron lui imprimait. Chaque trou recevait à mesure son sarment descendu au fond. On le remplissait parfois de terreau, sinon de terre fine bourrée avec une cheville de bois. Après quelques heures d'un travail forcené, mais fait dans la gaieté, quatre litres de sueurs répandues étaient vite remplacés par quatre litres de vin, et un hectare de vigne était planté –et bien planté.

Quand aux vignerons, ils retournaient au village avec en eux ce sentiment du devoir accompli, de gaieté, de force, de courage et de solidarité fraternelle que le vin et l'entraide donnent aux bons amis.


La taille des vignes

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Étude des Vignobles de France, extraits
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Les Deux Sèvres – Compte rendu de 1868
Ce département compte aujourd'hui 22,000 hectares de vignes sur une superficie totale de près de 600,000 hectares, c'est-à-dire la vingt-septième partie de son sol. Ces vignes produisent, tous rendements rouges et blancs, nord et sud compensés, 30 hectolitres à l'hectare en moyenne, au prix de 17 francs l'hectolitre, ou 510 francs bruts à l'hectare: un peu plus de 11 millions, pour les 22,000 hectares, en produit brut total.

Ces 11 millions fournissent donc le budget moyen normal de 11,000 familles moyennes de quatre individus ou de 44,000 individus, soit d'un peu plus du huitième de la population totale, qui s'élève à 333,155 habitants, sur la vingt-septième partie de son territoire.

Aux environs de Niort, à Mauzé, à Frontenay, à Beauvoir, à Melle, dominent les terrains d'oolithe moyenne et inférieure; dans le tiers sud du département et dans la moitié nord de la Charente-Inférieure, ce sont des couches de terre rouge de 15 à 40 centimètres d'épaisseur, sur des lits minces, superposés, des roches jurassiques ; puis, au nord de Niort, de Parthenay et de Thouars, à l'ouest, par Bressuire et Argenton, de vastes superficies granitiques et schisteuses, propres aux prairies et à l'espèce bovine, comme dans le Limousin ; tandis qu'à l'est de Parthenay, d'Airvault et de Thouars, se trouvent des calcaires jurassiques inférieurs, surmontés de grandes plaques à terres meulières, des plus propres à la vigne, comme les schistes d'Argenton-le-Château, Bouillé-Saint-Paul, Cersay et Bouillé-Loret ; tout à fait au nord, Saint-Maixent résume autour de lui tous les calcaires jurassiques, avec des diorites et des trapps qui surgissent, en assez grandes étendues, au nord et au sud-ouest.

Les parties les plus maigres du sol cultivable de ce département sont toutes excellentes pour la vigne. Les parties les plus riches, mais les plus froides, sont propres aux prairies et au bétail ; et, entre ces deux riches ressources, il existe plus de 400,000 hectares livrés à la charrue, dont 135,000 hectares de jachères. Certes, si la population ne se développe pas dans un pareil pays, c'est faute de bons enseignements et d'encouragements bien appliqués au développement de la population.

La culture de la vigne dans les Deux Sèvres :
deux techniques différentes employées au nord et au sud

Le climat des Deux-Sèvres est des meilleurs pour tous les fruits, pour tous les légumes, pour tous les produits de la terre en un mot, mais surtout pour la vigne : elle y gèle au printemps, elle y coule en juin, elle y brûle en août ; mais tous ces accidents, qui sont communs à nos meilleurs pays vignobles, la Bourgogne, la Champagne, la Dordogne, les Charentes, etc. sont diminués toujours, et prévenus souvent, par des pratiques très simples, suivies dans d'autres départements, et qui seront certainement en usage bientôt dans les Deux Sèvres comme ailleurs.

La vigne est cultivée dans les Deux-Sèvres selon deux méthodes fort différentes, et je pourrais dire opposées, l'une de ces méthodes est appliquée dans tous l'arrondissement de Niort et dans celui de Melle ; l’autre domine absolument dans l'arrondissement de Bressuire, dans les cantons de Thouars, d'Argenton-le-Château et d'Airvault.

Dans le sud
Dans les arrondissements de Niort et de Melle on plante la vigne à la barre, sur simple culture à la charrue, les ceps à 1 mètre, 1.30m au carré ; un peu moins dans l'ancienne coutume, un peu plus dans les tendances nouvelles.

Le plant traditionnel est la bouture, et même la bouture sans vieux bois ; aujourd'hui, on tend à préférer le plant enraciné d'un ou deux ans; mais heureusement c'est encore l'exception.

Le mode de plantation adopté traditionnellement dans le Niortais comme dans les Charentes est le meilleur de tous, le plus économique et celui qui réussit le mieux, sauf de légères modifications que j'ai signalées ailleurs.

À Beauvoir, on a déjà constaté que plus la terre était pressée, mieux le succès était assuré. On a compris aussi à Frontenay, et un peu partout, qu'il y avait danger de desséchement à laisser trois et cinq yeux au-dessus de terre au sarment, et partout on n'en laisse plus que deux, rarement trois.

A Niort et à Frontenay, on plante les sarments récoltés en mars et en avril. Dans le canton de Beauvoir, on fait des paquets à la taille, on met ces paquets les pieds dans l'eau et l'on attend plus tard pour faire la plantation. A Beauvoir, on stratifie aussi les sarments sous terre, à 30 et 40 centimètres de profondeur, et on les extrait de leur fosse au moment de les planter, au mois de mai.

On ne taille la jeune vigne ni la première, ni la seconde, et souvent pas la troisième année ; et, à la troisième ou quatrième année, on rase toute la tête de la vigne au-dessus du noeud le plus près de terre, sur vieux bois. C'est là une pratique ruineuse pour la vigne et pour son propriétaire.

Plusieurs vignerons, frappés des inconvénients d'une mutilation absolue, tout en demeurant de même deux et trois ans sans tailler, au lieu de faire la décapitation complète de leur souche, choisissent une on deux branches, les mieux placées, qu'ils taillent à deux noeuds pour eu faire deux poussis, mouchettes ou coursons, et jettent bas tout le reste : ceux qui agissent ainsi évitent la perte ou la mauvaise repousse des souches, et gagnent une année sur l'amputation absolue de la tête ; mais c'est une méthode moins vicieuse. On doit tailler dès la première année.

Sur les sarments repoussés, soit au-dessous de l'amputation, soit sur les mouchettes, on choisit trois sarments les mieux placés, en trépied, pour en faire les jarres ou bras, et on les taille à deux yeux francs ; l'année suivante on continue les trois jarres, et l'on en ajoute un quatrième ; les années suivantes, principalement dans le canton de Beauvoir, on porte les jarres ou bras à cinq, à six et plus. J'ai compté jusqu'à huit coursons à deux et à trois yeux sur beaucoup de souches. Malheureusement, la symétrie est loin d'être toujours observée, et les vignerons tardent beaucoup trop à porter les bras à un nombre suffisant pour employer toute la force de la sève ; d’où résultent les cosses difformes, énormes et irrégulièrement montées, surtout pour le balzac, cépage très difficile à maintenir bas et court.

Fig. 285 et 286
Evidemment les plus riches tailles de Segonzac, de Cognac et de Barbezieux (cinq jarres et six ou huit coursons à trois et quatre yeux) trouveraient ici leur bonne application et produiraient facilement 60 hectolitres à l’hectare, au lieu de 30 en moyenne.

Fig. 287 et 288

Pour compléter l'idée que l'on peut se faire exactement les tailles des arrondissements de Niort et de Melle, par les figures 285, 286, 287 et 288, je donne une vue d'ensemble, au centième, des vignes de ces arrondissements, la terre étant levée en billons et les sillons raclés après la taille (illustration ci-dessous).



Les vignes, dans les Deux-Sèvres, n'ont point d'échalas. Dans la méthode niortaise, elles sont constamment maintenues en lignes parfaites et les ceps conservés de franc pied, indépendants et chacun à leur place.

Dans les premières années, on remplace les ceps manquants par boutures ou par plants enracinés ; quelques viticulteurs continuent l'entretien des vignes par ce dernier mode de remplacement, qui est le seul bon, surtout si, à chaque replant, on a eu soin de rapporter de la terre neuve. Mais le plus grand nombre remplacent encore les manquants soit par un marcottage, soit en abattant une souche en fosse (provignage).

Quelques viticulteurs pratiquent l'ébourgeonnement ; mais, en général, on n'ébourgeonne pas, on ne pince pas, on ne relève ni on ne lie, on ne rogne pas et l'on n'effeuille pas.

Ces opérations, qui toutes ensemble n'exigent pas vingt journées de femme, et donnent par hectare vingt-cinq rations de tête de gros bétail en fourrage vert, suffisent à assurer partout une récolte moyenne, double au moins : c'est la moitié importante de la viticulture.

On donne trois à quatre cultures aux vignes, on lève avant, pendant ou après la taille, c'est-à-dire qu'on déchausse avant la taille ; on taille et on enlève les sarments ; puis, à la fin d'avril et au commencement de mai, on racle le fond des sillons et l'on perfectionne le billon intermédiaire aux souches, tout en détruisant les herbes. La troisième culture, donnée à la fin de juin et au commencement de juillet, consiste à rabattre la moitié environ du billon vers la souche. Enfin quelques-uns donnent un binage général, soit à la fin de juillet, soit à la fin d'août.

Depuis dix ans on commence à fumer les vignes en sillon intermédiaire aux souches ; mais c'est encore l'exception. Les vignerons disent ici, comme à Thouars, qu'on laisse aux alouettes le soin de fumer les vignes. On n'a pas non plus recours aux terrages. J'accorde qu'on ne fume pas ; mais les terrages sont si peu coûteux relativement, et ils rendent la vigne si forte et si féconde, que je les recommande à tout le Niortais. Je recommande aussi avec instance de supprimer les déchaussements, les billons et toute culture profonde, et de se borner à quatre bons binages à plat ; un cinquième binage en novembre est aussi d'un effet merveilleux.

Les cépages cultivés dans le Niortais et dans l'arrondissement de Melle sont naturellement les mêmes que ceux des Charentes. Ce sont, pour les blancs: la folle blanche, qu'on pourrait dire le seul plant, tant elle domine ; un peu de folle jaune, un peu de colombar, un peu de gros blanc (gouais ou chasselas) ; en rouge, le dégoûtant domine à Frontenay, le balzac à Beauvoir, mais plus ou moins ; le balzac et le dégoûtant sont les deux ceps rouges dominants ; peu de maroquin, peu de chauché (pineau). Je crois que le trousseau du Jura, la mondeuse de la Savoie, le carbenet de Bourgueil, le cot rouge du Lot, le morillon blanc de Chablis, feraient merveille dans le Niortais.

La récolte
Les moyennes récoltes sont beaucoup plus faibles que la vigueur de la végétation de la vigne ne le ferait supposer ; mais les mutilations de la vigne dans sa jeunesse, les gelées du printemps, la coulure, le brûlis, la pourriture, quoi qu'il y ait très-peu d'oïdium, expliquent parfaitement cette dépression.

La récolte médiocre est une barrique par mille ceps, 20 hectolitres à l'hectare environ. Il y a peu de vignes de vigneron qui donnent au-dessous de deux barriques au mille, et beaucoup qui donnent quatre et cinq barriques, surtout en blanc ; à Beauvoir, le dégoûtant donne, à l'hectare, 30 hectolitres, et le balzac le double. En fixant à 30 hectolitres la moyenne générale, je reste au-dessous de la vérité, quoique au-dessus de toutes les déclarations officielles.

On vendange dans des baquets rectangulaires de bois, on vide les baquets en grands paniers portés sur la tête ou sur les épaules ou en hottes de bois (Beauvoir) portées sur le dos, lesquelles sont vidées sur voiture. Les uns foulent à la vigne, les autres à la vinée ; on emplit la cuve jusqu'à 30 centimètres de son bord supérieur ; la grande majorité cuve en cuve ouverte et à marc flottant, sans fouler ni rien faire à la cuve ; quelques-uns foulent tous les jours, soit avec des bâtons fouloirs, soit aux pieds ; d'autres enfoncent le marc sous les jus par des planches superposées, chargées de pierres ; très peu foulent le marc au pilon et rejettent les jus par-dessus ; mais tout le monde s'accorde à tirer clair et froid, après dix, quinze et trente jour de cuvaison.

Tous les petits propriétaires s'abstiennent de presser et font des demi-vins et des piquettes. Les grands propriétaires pressent, mais ils ne mêlent pas les vins de presse avec les autres, ils les distillent ; excepté les vins de presse, on ne soutire pas les vins, qui sont mis tous d'ailleurs en tonneaux vieux. Les vins sont de bonne consommation dans l'année; on les vend le plus tôt qu'il est possible, car ils ne se gardent pas. Les prix moyens des vins à boire, rouges et blancs, sont de 15 francs ; ceux des vins de chaudière sont de 10 à 12 francs.

La vigne, quand elle n'est pas faite directement par le propriétaire vigneron (ce qui est de beaucoup le cas le moins fréquent; la vigne passe en totalité aux mains des vignerons), est cultivée et taillée au prix de 8 à 10 francs le mille de ceps. La vendange se paye à part 70 à 80 francs par hectare; le prix de la journée est, en moyenne, de 2.50 frs non nourri, et de 1.50 fr nourri; mais, même au prix de 3 francs, on ne trouve pas toujours la main-d'oeuvre, qui est  très rare ; tout le monde est propriétaire, et le vigneron ne cède que son temps libre. Quelques propriétaires ont des vignes à métayage et s'en trouvent fort bien.

Dans le nord
A Bressuire même, il n'y a pas de vignes ; elles sont, pour la plupart, concentrées dans les cantons de Thouars et d'Argenton-le-Château. La plantation à Thouars, à Argenton et à Airvault, chef-lieu de canton de l'arrondissement de Parthenay, se fait sur simple culture, comme dans 1e niortais ; mais la barre n'est plus employée. On pratique à la pioche des rigoles de 15 à 20 centimètres de largeur et de profondeur, dans toute la longueur de la vigne à planter, ou bien des augets de même dimension en profondeur et largeur, mais de 1.30m à 1.50m de longueur, pour recevoir un cep à chacune des deux extrémités. Les plants sont des boutures ou des chevelées de vignes ou des visas de pépinière. Quelle que soit la nature du plant, il est coudé d'environ 15 centimètres au fond de la rigole ou de l'auget, où préalablement on a mis un peu de terreau. On le recouvre d'un peu de terre et de terreau, qu'on tasse fortement, puis on remplit en foulant avec force ; on laisse deux ou trois yeux hors de terre.

Les ceps sont plantés en lignes, à 1.20m, 1.30m et même 1.50m au carré ; autrefois ils étaient à 1 mètre : la tendance est, ici aussi, à l'éloignement des ceps.

On ne taille ni la première ni la deuxième année ; à la troisième, on rase la souche ou bien on choisit deux poussiers sur la tête, et l'on abat le reste, comme à Niort. J'ai dit combien ces opérations étaient funestes et combien le dressement immédiat leur était supérieur ; j'en trouve ici la preuve. M. Millaud, propriétaire à Oiron, canton de Thouars, a pu récolter 28 barriques de vin blanc (plus de 64 hectolitres) dans 66 ares taillés dès la première année, à trente mois, c'est-à-dire à la troisième végétation.

Jusqu'à présent les pratiques du nord et du sud du département se ressemblent assez ; mais c'est ici que la plus grande dissemblance apparait. Tous les ceps, dans le nord, sont dressés à un et à deux membres ou bras; deux membres sont la généralité. Sur les ceps à un membre, on laisse un poussier ou branche à bois et une vinée ou branche à fruit ; sur les ceps ayant deux membres, on laisse un poussier sur un membre et une vinée sur l'autre. L'année suivante, le poussier et la vinée auront pris. La vinée est quelquefois seule sur les ceps à un membre, mais l'oubli du poussier est très rare. Parfois on laisse deux queues sur chaque membre, mais ce n'est que quand les vignes sont trop vigoureuses.

Fig. 292
Après la taille, on laisse flotter librement les branches à fruit ; mais, dès que le vigneron ne craint plus les gelées de printemps, il les courbe et en pique l'extrémité dans la taupine ou dans le billon voisin.

Fig. 293 et 294
Tant que la hauteur de la souche permet de piquer en terre l'extrémité renversée de la vinée, le vigneron pratique cette opération, qu'il préfère de beaucoup à l'attache de la vinée recourbée au cep lui-même, parce que l'évaporation par l'extrémité libre du sarment est une perte réelle. Les souches atteignent parfois une telle hauteur, que le piquage devient impossible : alors on lie la vinée au cep. Les raisins et les bois venus sur la figure 293 sont bien plus beaux que ceux venus sur la figure 294.

Mais la différence est encore bien plus grande lorsque l'extrémité de la vinée fichée en terre prend racine ; les bois et les raisins prennent alors un volume presque double des bois et des raisins venus sans que les vinées aient été fichées en terre, ou lorsqu'elles n'y ont pas pris racine. Ces sarments enracinés de la tête en bas (ou versadis), donnent les replants les plus beaux et les plus fertiles. Il est fâcheux que les vignerons ne prennent pas du tout les précautions nécessaires pour faire prendre racine aux vinées; mais ici la reprise est due au hasard et sans nulle intention du vigneron, quoiqu'il déclare que cela nourrit le raisin et le cep.

Les contrastes de la taille et du dressage de la vigne du Niortais et de Thouars tiennent à ce que les circonscriptions départementales ont été tranchées sans égard aux traditions agricoles établies par affinité de voisinage, et surtout sans égard aux limites des anciennes provinces. La taille de Thouars et d'Argenton est évidemment empruntée au Maine-et-Loire, et celle de Melle et de Niort appartient incontestablement aux deux Charentes.

Il en est de même des cépages. Les cépages rouges de Thouars sont, de temps immémorial, le breton petit et gros, le petit surtout, qui fait d'excellents vins à Thouars et à Argenton et dans les communes de ces cantons ; le plant d'abondance, qui est le liverdun ou le gros gamay, est aussi emprunté au nord. Les cépages blancs sont le comfort, plant de Brézé, pineau blanc de la Loire ou gros pineau blanc, spécial aux bons vins blancs de Saumur. C'est depuis très peu de temps que la folle vient, aux environs de Thouars, remplacer les vieux et excellents cépages. Dans l'arrondissement de Niort, la folle, le colombar, le balzac, le dégoûtant, sont les cépages des Charentes.

A Thouars et à Argenton on échassine et l'on ébourgeonne avec soin, mais on ne fait aucune autre opération sur les bourgeons verts. On n'échalasse ni on ne relève, et on ne lie pas non plus.

On entretient par le provignage; mais, avant de provigner, on couche les souches et on les marcotte, en recouvrant le centre d'une taupine de terre à Thouars, comme à Loudun et à Saumur. On attend ainsi un an, parfois deux ans, que les bois aient grandi, pour procéder au provignage : c'est l'enfolie, que je décrirai plus loin. On provigne aussi par simple marcotte. On provigne beaucoup et beaucoup trop ; on amène ainsi les vignes hors de ligne et en foule, comme à Loudun. À Airvault, que je n'ai pas vu, mais qui a plus les cépages et les coutumes du midi que ceux du nord, le véron, le balzac, le comfort et la folle (pas de breton), on garde les vignes en lignes et de franc pied, et l'on remplace par plant enraciné.

La gelée sévit souvent ici, mais les longs bois en conjurent en partie les effets ; la coulure tombe surtout sur les vignes rouges, qui n'ont point une assez grande allure et dont les longues tailles ne sont pas pincées. Le brûlis est peu redoutable. On ne fume pas, on terre très peu.

Les cultures consistent dans un déchaussement et dans une mise en taupine ou en billon, dans un rabattage en mai et dans un binage en juin ou juillet.

La récolte
Les moyennes récoltes sont de 40 hectolitres à l'hectare en blanc et de 20 hectolitres en rouge ; la première récolte  payant les frais, n'a lieu qu'à cinq ans pour les raisins blancs et à sept pour le rouge. Le prix moyen est de 30 francs l'hectolitre pour le rouge et de 20 francs pour le blanc. On récolte plus de vin blanc que de rouge.

La vendange se fait dans des seaux de bois ou de fer blanc, vidés en hotte de bois sur le dos, versés sur un égrappoir disposé sur des barriques ouvertes. On égrappe à la vigne, mais les gros propriétaires égrappent à la vinée. On emplit la cuve en laissant 30 centimètres de vide. La plupart cuvent à marc flottant, mais parmi les gros propriétaires on cuve à marc immergé ; tout le monde cuve pendant deux, trois et quatre semaines. On tire le vin clair et froid en vaisseaux vieux. On pressure et on mêle les vins de presse avec les vins de goutte. Les vins rouges se gardent très bien et sont vraiment très bons, particulièrement les vins dont le petit breton fait la base.

Les vins blancs, au contraire, se gardent peu et tournent facilement, non pas à la graisse, mais à une sorte de décomposition ; toutefois les vins blancs de brézé pur (pineau de la Loire) sont bons et se gardent bien.

Toutes les vignes autres que celles des vignerons propriétaires, et ces dernières sont les plus nombreuses, sont faites à la tâche, au prix de 100 à 125 francs l'hectare. La journée d'été est de 2.50 frs et deux bouteilles de vin ; celle d'hiver est de 1.75 fr à 2 francs. Mais les propriétaires bourgeois trouvent très difficilement des ouvriers et même des tâcherons ; ils récoltent très peu et parlent de vendre leurs vignes.

Considérations de l'auteur
Entre le département de la Haute Vienne et celui des Deux Sèvres il existe un contraste frappant, comme on le verra [cf. texte concernant la Haute Vienne dans l’ouvrage de Jules Guyot, tome II]. Dans la Haute-Vienne, la vigne est généralement exploitée à moitié fruits, entre le métayer, qui en fournit toute la main-d'oeuvre, et le propriétaire, qui en fournit tout le capital ; dans les Deux Sèvres, la vigne est cultivée au prix fait moyen d’un franc l’are. Or, dans la Haute Vienne, sous le le régime du métayage, la vigne donne un bon revenu, sans frais, au propriétaire ; et dans les Deux Sèvres, sous le régime du prix fait, sans participation de l'ouvrier aux fruits, la vigne ne rapporte rien ou presque rien à celui qui ne s'en occupe pas. Le propriétaire bourgeois parle partout, à Beauvoir comme à Thouars, à Frontenay comme à Argenton, de vendre ou d'arracher ses vignes, à cause de la main-d'oeuvre, moins par son prix, qui, selon moi, est très modéré ici, que par son absence ou son peu de bon vouloir. Ces deux derniers motifs existent, en effet, dans toute leur fatalité.

Le métayage est pourtant considéré et reconnu par beaucoup de propriétaires, dans les Deux Sèvres, comme plus avantageux au propriétaire et au métayer que le fermage à prix d'argent. M. Loury, riche propriétaire, maire de Thouars, me disait : « Nos fermiers font souvent d'assez mauvaises affaires : dans ce cas, nous les mettons à moitié fruits  pendant trois ou six ans ; pendant ce temps ils se remettent en équilibre, et ensuite nous les replaçons comme fermiers à prix fixe. Dans cette période de réparation, nous recevons plus de valeurs ; mais ces détails de partage nous fatiguent et nous ennuient, et dès que nous pouvons nous débarrasser de cet ennui, nous le faisons : nous préférons réaliser moins et être plus tranquilles. »

Ce même abandon, cet amour de repos du propriétaire, qui motive seul le fermage, c'est-à-dire le transport de la propriété à un entrepreneur, se comprend parfaitement de la part de ceux qui ne veulent pas faire de l'agriculture ou qui, par d'autres occupations ou préoccupations, ne peuvent pas en faire. Mais de la part des propriétaires qui se font eux-mêmes leurs fermiers, qui s'astreignent à soigner et à vendre leurs boeufs et leurs vaches, à soigner et à vendre leurs cochons, à faire labourer, semer, faucher, rentrer, éplucher et vendre leurs produits, cela ne se conçoit plus, puisqu'ils se font fermiers, alors que le métayage rapporte plus que la ferme, et que, tout en offrant moins de détails, ceux de partager et de vendre seulement, le métayage laisse une noble et grande tâche, celle de diriger, d'éclairer et de soigner des hommes, des familles, au lieu des espèces ovine, porcine, bovine, etc. Il y a là une aberration incroyable.

Cette voie mène à la perte de notre agriculture patriarcale et nationale ; elle nous reporte au temps des catastrophes de l'agriculture romaine et de l'empire romain, je devrais dire au temps des Pharaons ! C'est l'économie du paganisme renversant l'économie du christianisme ; et bientôt nous aurons notre boeuf Apis et nos animaux sacrés ! Que dis-je, ne les avons-nous point? N'est-ce pas l'Angleterre qui nous les fabrique ? N'a-t-elle pas transformé le boeuf en mètre cube, le dos du mouton en table et le porc en boule de graisse ? Qui ne s'incline et qui oserait ne pas s'incliner devant le Durham et devant ces idoles sans pattes, sans tête, sans os, que les grands prêtres nous affirment être la perfection physiologique, alimentaire et surtout commerciale ? Ces animaux ne sont-ils pas les dieux, les demi-dieux, les héros de nos fêtes agricoles ? A-t-on assez d'or et d'argent pour les couvrir ? Le bronze suffit-il à représenter leurs mérites ? Les peintres ont-ils assez de crayons et de couleurs, les écrivains assez d'encre pour les illustrer ? Et pourtant ces monstres, les émules de la statuaire et de ]a civilisation égyptiennes, ne sont que des outres remplies d'eau graisseuse en trois mois. Qu'importe ! le kilogramme d'eau se vend avec le kilogramme de viande.
O mercatores !

Dans les Deux Sèvres, comme dans toute la France, chacun espère sauver la vigne bourgeoise par l'emploi de la charrue ; dans l'Indre, beaucoup de vignes cultivées à la charrue sont déjà installées.

L'emploi de la charrue est une amélioration considérable, et que j’approuve entièrement dans son application possible à la viticulture ; mais les charrues ne sauveront pas plus les vignes que les batteuses et les moissonneuses n'ont sauvé et ne sauveront les blés.

Dans l'excursion aux vignes, presque toutes taillées, nous avons rencontré une vigne non taillée et bizarrement conduite, relativement au pays ; sa taille était généreuse. M. Bureau, son propriétaire, vigneron de manu, nous dit qu'il taillait ainsi sa vigne depuis deux ans, et que chaque année il y a récolté cinq barriques au mille et des sarments de plus en plus forts, comme nous pouvions le constater nous-même. En effet, cette vigne offrait une végétation extraordinaire.



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Note
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[1] Souvenirs d’un vieux paysan – De la chandelle de résine à l'ampoule électrique, Maxime Arnaud, 1947   [<-]