Hippolyte Taine : l'Ancien Régime





Que connaissez-vous vraiment de l’ancien régime ? Du mode de vie de ses personnages et de leur évolution, des philosophies, des mentalités de l’époque ? De l’ampleur des fastes, du degré de misère, d’injustice et de désinvolture qui s’y côtoyaient ? Comment est-on passé de la France de Louis XIV à celle de Louis XVI ? Quels furent les acteurs de la Révolution ? Et finalement, de notre point de vue de lecteurs, quel parallèle est il possible de faire avec notre époque ?

Le château de Versailles, ainsi que tous les produits de la civilisation française que j’appellerais « classiques » au sens large, allant du moyen-âge jusqu’à la Belle Époque, m’ont toujours fait rêver. Qu’il s’agisse de l’histoire qui se rattache aux lieux et aux gens, des arts, de la littérature, des modes vestimentaires ou simplement des décors constitués par les villages et les campagnes… À mes yeux, un monde sans cet ensemble culturel n’aurait plus la même valeur.

Aussi, réaliser par quel cheminement douloureux —et même en dépit quelles aberrations cet héritage merveilleux a pu naître, représente en soit un paradoxe.

Publié en 1876, la lecture des Origines de la France contemporaine, l’Ancien Régime [1], d’Hippolyte Taine, suscite à la fois l’émerveillement et l’effarement. Cet ouvrage donne une idée puissante et évocatrice de l’état du pays avant la Révolution, de la vie des gens en province comme à Paris et à Versailles. À le lire, on se demande vraiment comment la France a pu tenir son rang de grande puissance au cour du 18e siècle.

C’est sans surprise que l’on considère par exemple la perte des colonies d’Amérique du nord, scellée en 1763 par le traité de Paris : la population française était alors désunie, aliénée, régie par un système absurde et complexe. Pour une bonne part, le peuple était réduit à la misère et devait supporter des impôts trop lourds. Le désoeuvrement du pouvoir effectif était tel que le roi et la haute noblesse, qui incluait les cadres de l’armée, ne prenaient quasiment plus aucune part aux affaires du royaume. Celles-ci étaient du ressort des intendants et de leurs délégués. La puissance adverse anglaise n’avait pu que constater ce fait et en tirer les conséquences stratégiques.

Ainsi désoeuvrée, la haute société, dont le premier devoir consistait à s’amuser, en viendra a concevoir la religion et sa morale, devenues caduques à l’école des philosophes, ainsi que l’état et son pourvoir, lourds et arriérés, comme des contraintes insupportables qu’il s’agissait d’abattre.

La description par Taine des inégalités sociales à l’approche de la Révolution est édifiante. Pour le roi et la haute noblesse, prisonniers l’un de l’autre des rituels établis par Louis XIV, enfermés dans une pièce d’opéra fastueuse où chacun jouait sa part, ce n’était qu’une débauche insatiable et compulsive des ressources du royaume, en contraste flagrant avec une population accablée et qui mourrait parfois de faim. On reste pantois devant l’énumération du gaspillage produit par cette société, autant que, paradoxalement, des chefs d’œuvres qu’elle a engendré (dont les moindres ne furent pas la courtoisie et le savoir vivre), mais issus d’un système préférentiel résolument injuste, détaché des réalités, accumulant les excès avec une arrogance, un égoïsme et une avidité aveugles, qui ne trouveront de limites que dans l’effondrement inévitable du régime.

Dès le début, Taine nous décrit méthodiquement le cheminement social et psychologique, qui a conduit les élites de la création des seigneuries féodales, où elles formaient une composante intégrée à la population locale, jusqu’à la Révolution, où elles n’avaient plus rien en commun avec elle. On comprend mieux, en finalité, les raisons pour lesquelles le pouvoir fut absolument incapable de réagir face aux évènements de 1789, tant était devenu vaste le décalage entre la conception du monde qui était celle la monarchie et de la noblesse, avec la réalité.

Pourtant, on peut admettre que la réputation internationale d’excellence de la France est née des excès de son aristocratie. Tout comme par ailleurs le discrédit de la tradition, l’oisiveté, le relâchement des mœurs, la banalisation de l’infidélité et la liberté de jouir de tout, transformés en art de vivre au 18e siècle, bien avant que les années 60 n’en reprennent le fond.

On comprend mieux également l’esprit qui anima le marquis de La Fayette, fortement influencé par les philosophies ambiantes, lorsque « laissant sa jeune femme enceinte, il s’échappe, brave les défenses de la cour, achète une frégate, traverse l’Océan et vient se battre aux côtés de Washington. » Sa spontanéité annonce le revirement qu’une partie des élites connaîtra vis-à-vis du peuple français, à la veille de la Révolution. Certains redevinrent un instant volontaires, impliqués, lucides et charitables, mais bien trop tard pour éviter le pire.

L’ancien régime était devenu un système absurde et injuste, qui méritait d’être aboli. Mais on ne peut lire ces lignes décrivant les grands privilégiés d’une ère révolue, sans établir aussitôt nombre de parallèles avec notre époque : l’adulation des « stars » (autrefois les philosophes et les grands écrivains), la propagande médiatique, que l’on présente au public sous forme de distractions et d’oeuvres d’art (autrefois les écrits, aujourd’hui plutôt les productions audiovisuelles) ; le politiquement correct (une correction étroite et obligée du langage en vigueur avant la Révolution) ; le détachement des élites, la méprise des intellectuels envers une vision de la réalité purement imaginaire, appréhendée en salon ; l’aveuglement conséquent face aux évolutions dangereuses des populations sur le terrain ; l’horizon social si étroit de la haute société, qui lui confère cet aveuglement ; l’incapacité à remettre en question l’étiquette (idéologioque) ; le haut clergé et la noblesse liés à la monarchie (comme de nos jours certaines catégories socio-professionnelles aux intérêts globalisés) ; la dette d’état disproportionnée et les écarts de richesse ; l’évasion des impôts par les plus riches, les prétentions humanistes abstraites, démenties par une cupidité sans frein et par le mépris paradoxale du peuple ; le copinage, la corruption, etc… Tout cela se retrouve au 18e siècle.

J’ignore en finalité si ces rapprochements pointent vers un changement de régime à venir, mais j’ai trouvé ce livre lumineux : les deux premières parties se lisent d’un trait. La troisième et le premier chapitre de la quatrième sont plus dissertifs, mais ils dressent un portrait intime de la pensée des politiciens, des philosophes et de leur public de salon, autre composante du phénomène prérévolutionnaire français. L’auteur retrouve ensuite son approche initiale si évocatrice, basée sur l’exemple et les citations, pour décrire l’athéisme de la haute société, la politisation d’un peuple aliéné et leur transformation mutuelle.

Pour les amateurs de l’histoire du XVIIIe siècle, un chef-d'œuvre à lire ou à relire…


Hippolyte Taine

Vouziers, 1828 – Paris, 1893

Hippolyte Taine par Léon Bonnat





















Taine écrivit L’Ancien Régime à la suite des évènements historiques dont il fut le contemporain, et qui le marquèrent : en particulier la défaite de 1870 et la Commune. Comme pour Henri Sée j’affectionne surtout l’objectivité de l’auteur, qui écrit dès les premières lignes :
« En 1849, ayant vingt et un ans, j’étais électeur et fort embarrassé ; car j’avais à nommer quinze ou vingt députés, et de plus, selon l’usage français, je devais non seulement choisir des hommes, mais opter entre des théories. On me proposait d’être royaliste ou républicain, démocrate ou conservateur, socialiste ou bonapartiste : je n’étais rien de tout cela, ni même rien du tout, et parfois j’enviais tant de gens convaincus qui avaient le bonheur d’être quelque chose. Après avoir écouté les diverses doctrines, je reconnus qu’il y avait sans doute une lacune dans mon esprit. Des motifs valables pour d’autres ne l’étaient pas pour moi ; je ne pouvais comprendre qu’en politique on pût se décider d’après ses préférences. »
Comme le fait remarquer l'article sur Wikipédia, son « mérite est de proposer une vision de la révolution dégagée des interprétations marxistes léninistes qui ont été celles de l'école historique contemporaine avant que François Furet dans son livre Penser la Révolution française propose une interprétation différente de celles d’Albert Mathiez, Georges Lefebvre et Albert Soboul qui ont été les plus illustres représentants de cette tendance historique et politique aujourd'hui remise en cause. »

« Esprit réaliste (« Quel cimetière que l'histoire ! »), […] le nombre considérable de faits rapportés pour illustrer telle période de l'histoire de la Révolution laisse penser à un travail de recherche tout aussi considérable. À la suite de vérifications de son texte par un historien de la Révolution : Alphonse Aulard, les exemples avancés par Taine pour soutenir ses propos se sont révélés très sûrs ; peu d'erreurs ont été notées par Aulard, ainsi que le rapporte Augustin Cochin. Les interprétations de Taine, dont on ne peut nier les fulgurances, ni la portée politique, ont connu et connaissent encore aujourd'hui un grand succès, en France comme à l'étranger. »

La biographie qui lui est consacrée sur l’encyclopédie Imago Mundi ajoute : « Taine est un des plus grands et forts esprits du XIXe siècle. Il a été avec Renan, peut-être plus que Renan, l'un des directeurs intellectuels des générations qui se sont formées entre 1860 et 1890. Ses maîtres, à lui, ont été Spinoza, Condillac et Hegel. Il faut y joindre Stendhal qui lui a fourni ses principales idées sur l'esprit français et la société française. Sa faculté maîtresse était la faculté d'abstraction : mais il s'est imposé, par méthode et par goût artistique, de convertir les formules en faits, et les faits en images. Il suit avec une logique inflexible le développement des lois qu'il a d'abord posées à travers la multiplicité confuse des faits : tout se débrouille, s'ordonne, et se réduit à la règle. Réduisant la littérature et l'histoire à la psychologie, soumettant la psychologie aux procédés d'investigation et au rigoureux déterminisme des sciences de la nature, il s'est opposé à la fois au dogmatisme classique et à la fantaisie romantique. »

Note

[1] Téléchargeable ici sur le site de l'UQAC.